XII – Le Golgotha – Fragment 2
Au bout d’une cinquantaine de mètres seulement, il commença à ressentir l’écosystème unique de la forêt. Les températures qui auraient dû être tropicales s’avéraient d’une douceur inouïe, sans hygrométrie excessive. Pour la première fois, il se sentit engoncé dans sa combinaison. Il continua à avancer avec prudence, ses rangers rebondissant sur un sol meuble. Sans être spécialiste de la jungle tropicale, Faure se rendit compte que rien ne correspondait aux types de végétation attendue. Les arbres s’élançaient en suivant des angles impossibles selon les lois de la gravité. Les troncs vibraient, générant un bruit semblable à celui de la marée, mais aussi celui d’un léger ronflement comme si un être colossal sommeillait quelque part. La végétation basse dispersait une lumière tour à tour spectrale et bouillonnante, nimbant les alentours immédiats d’une volée d’étincelles intangibles. Une telle réfraction aurait dû être impossible, du fait de la filtration du rayonnement par l’épaisse canopée, mais la diffusion totale de la lumière était sans doute ce qui caractérisait de mieux cette forêt qui semblait engendrer sa propre illumination. Chaque forme de vie végétale et animale en avait fait sa doctrine. Faure vit une colonne d’insectes traverser devant lui, telle une file de gemmes étincelantes. Il entendit un oiseau lancer un trille cristallin, passant d’une octave à une autre avec une délectation toute communicative. Le chanteur n’échappait pas lui non plus au principe d’ornementation. Son plumage iridescent pulsait au rythme des notes égrenées, les battements se diffusant jusqu’à sa queue extravagante.
Tout devenait clair en de telles contrées. Des épiphanies se précisaient au risque de faire perdre la raison au spectateur. De telles visions n’étaient pas faites pour l’esprit humain, même si elles n’avaient rien de diabolique. On pouvait les concevoir comme l’émanation d’une nature supérieure. Cet endroit était non seulement béni, mais bénissait quiconque franchissait le seuil de ce temple. Faure eut presque honte de son blasphème et demanda pardon en murmurant. Il se concentra sur son objectif, rallier la mante pour l’examiner, et s’interdit de regarder autre chose que le fil d’Ariane. Un pas devant l’autre, sa main courant le long du filin, et rien d’autre.
— Seigneur… laissa-t-il échapper en se signant.
Il s’immobilisa devant la mante inerte, partiellement recouverte de végétations grimpantes de laquelle sourdait une faible luminescence. Les légionnaires l’avaient fait se redresser, les ravisseuses bien droites, en un simulacre impie de calvaire. Savoir quelle cérémonie ils avaient pu mener… Le père capitaine eut honte d’eux, avant de se morigéner pour sa sévérité. Il y avait quelques instants, il avait presque lui aussi succombé à l’empire de cet endroit. Comme converti. Il récita une prière à l’encontre de ces hommes disparus et se recueillit un instant. Puis, faisant le vide dans son esprit, il examina la mante.
— Incroyable…
Il comprit immédiatement que cela ne servirait à rien d’essayer de se brancher dessus. Elle était pétrifiée. Quel processus de transmutation avait permis de transformer les polymères composites en pierre ? Il s’agissait d’une impossibilité au regard de la matière. Mais il ne servait à rien de nier l’évidence. Plus étrange encore étaient les marques d’érosion déjà visibles, comme si la mante se trouvait dans cet endroit depuis des milliers d’années.
Faure se redressa et constata qu’il ne pouvait rien faire de plus. Il avait devant lui une sculpture à la gloire d’une civilisation à venir. Le paradoxe temporel ne lui échappa pas, mais cela se situait très loin de ses compétences. Il s’apprêtait à rebrousser chemin quand il entendit un pas lourd écrasant des feuillages. Avant même qu’il eût pu réagir, le buffle était déjà sur lui. Il restait peu d’animaux sauvages en Afrique, mais de son enfance il se rappelait les reportages animaliers insistant sur un point : le buffle était l’animal le plus dangereux, car le plus imprévisible. Et même si son cousin des bois était un peu plus petit, il s’avérait encore plus dangereux, tant le risque de se faire surprendre était grand en pleine jungle.
Sans réfléchir à ce qu’il faisait, Faure bondit, essayant de sortir de l’axe de la charge. Déséquilibré, il tomba et chercha à s’enfuir en rampant, affolé par la suite de mugissements rauques qu’il percevait derrière lui. Il dut se faire violence pour prendre sur lui et s’organiser. Sans chercher à se redresser, il fit volte-face et épaula son fusil, engageant un projectile explosif dans la chambre dédiée, bien conscient qu’une volée de fléchettes ne ferait rien à un animal de plus d’une demi tonne. Et baissa le canon de son arme. Le buffle avançait à petits pas tranquilles, les yeux mi-clos, et rien n’augurait une charge de sa part. Les flancs et le poitrail de l’animal étaient marbrés de larges plaques miroitantes translucides qui laissaient entrapercevoir une masse lumineuse éthérée bouillonnant à l’intérieur de ses entrailles. Il avança jusqu’à lui et flaira le bout de sa chaussure et, une fois sa curiosité satisfaite, il s’enfonça lentement dans la forêt.
Faure laissa à son organisme le temps de dissiper les effets de l’adrénaline, avant de se remettre sur ses pieds. Et il se rendit compte que la mante n’était plus en vue, pas plus que le fil d’Ariane. De la végétation et de la lumière tout autour de lui. Il ne restait rien de ses traces de reptation sur le sol. Trop occupé à examiner la mante, il avait négligé de prendre des repères visuels afin de trianguler sa position. En somme, il devait reconnaître qu’il venait de se perdre comme le dernier des bleus.
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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