— Si vous cherchez celle du lieutenant Mornar, je l’ai brûlée, le prévint Andriana. Elle était maculée de cervelle. J’ai rassemblé ses affaires personnelles dans une caisse que j’avais justement entreposée dans l’armurerie.

— Ce sont celles des hommes qui m’intéressent, Lieutenant.

Elle hocha la tête et passa devant lui pour lui montrer le chemin.

— Là encore, j’ai tout rangé dans une seule et même tente. Dès lors qu’il m’a paru évident que personne ne reviendrait, j’ai pris la décision de procéder à un inventaire. Il n’y a pas vraiment grand-chose, fit-elle en ouvrant le rabat d’une grande tente.

Pas grand-chose en effet. Quelques magazines érotiques 3D, productions typiques de l’Europe de l’Est. Deux trois babioles porte-bonheurs. Avisant une photo plastifiée pliée en quatre, Faure s’en saisit.

— La photo d’une putain, je crois bien, dit Andriana derrière son dos. Un amateur de pornographie désuète.

Le père capitaine déplia avec précaution la photo qui menaçait de se segmenter en quatre et fut pris d’une insondable tristesse.

— Vous vous trompez Lieutenant…

Il avait devant les yeux un selfie d’une jeune femme d’une petite vingtaine d’années. Presque entièrement nue, elle s’efforçait de paraître séduisante, mais il émanait de ce portrait une vulnérabilité touchante, comme si elle s’était fait violence pour faire plaisir à son correspondant. Faure pensa à la photo de famille qu’il transportait partout où il allait, et il ressentit un cruel pincement au cœur tant ses enfants et son épouse lui manquaient. En règle générale, il écartait sa famille de ses pensées en opération pour ne pas porter le poids de leur absence.

— Il devait y tenir énormément, ajouta-t-il devant l’air étonné du lieutenant. Nos légionnaires ont des histoires personnelles compliquées et nous les avons formés pour en faire des guerriers. Mais cela reste des hommes avec des sentiments.

Elle le dévisagea comme si elle le voyait pour la première fois, et son regard se fit presque appréciateur.

— Je pense qu’il doit s’agir d’une correspondante de guerre. Croate, je dirais.

— Je vous demande pardon ? fit-elle en ouvrant des yeux ronds.

— Grande, mince, brune. Croate. Bon, je simplifie. Peut-être italienne, mais c’est moins sûr. Bref, de toute façon d’un côté ou de l’autre de l’Adriatique.

Et les deux de s’abîmer devant la photo.

— Nous avons une veuve, dit finalement Andriana.

— Une future veuve, acquiesça Faure. Est-ce que vous savez à qui cette photo appartenait ?

— Il s’est passé trop de choses étranges, Père Capitaine. Je ne le sais plus. (Elle hésita un instant.) Vous pensez que quelqu’un pourrait la prévenir ? Ce serait la moindre des choses. Rome accorde de l’importance à la famille.

— Je verrai ça à mon retour avec le Service des Armées.

Il ne lui dit pas que Rome accordait bien davantage d’importance à ses mantes. La Légion Etrangère était envoyée en première ligne parce que, en cas de pertes humaines, l’opinion publique était mieux disposée à compatir sur le sort de héros avec qui elle n’était pas attachée par les liens du sang. Faure considéra une dernière fois la photo et s’apprêtait à la reposer avec le reste des affaires quand, mû par une idée soudaine, il la glissa dans une des poches de son brêlage. Sans trop savoir pourquoi, il lui semblait qu’elle ne méritait pas de sombrer dans l’oubli.

— Sortons, fit Faure. J’en ai déjà assez vu pour aujourd’hui.

— Et vos mantes, Père Capitaine ? demanda-t-elle médusée.

— Elles m’attendront. C’est ce qu’elles ont toujours fait. Et c’est ce qu’elles feront toujours.

Et sans l’attendre, il sortit et prit le chemin en sens inverse vers la tente que le lieutenant lui avait aménagée. Il savait qu’il aurait mieux fait de se taire, mais au moment de prendre congé, il ne put s’empêcher de lui révéler le fond de sa pensée.

— Je ne dis pas que je crois à votre version des événements, Lieutenant. Mais en tant que ministre, je crois profondément en Dieu et je crois profondément en l’Homme. Et je ne vois aucune raison humaine pour qu’un homme ait laissé derrière lui ce à quoi il tenait le plus. Je suis donc disposé à envisager quelle autre raison l’a supplantée dans son cœur et son âme.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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