VI – Le Béhémoth – Fragment 2
— Mon Général, ma fille a à peu près l’âge de l’enfant qui s’apprêtait à se faire lyncher.
— Et alors, bordel ? hurla Baurel. Vous connaissez le nombre de gamins qui se font massacrer quotidiennement dans ce pays ? Je croyais pourtant qu’on vous avait mis au parfum ? Non, non, non… Ne me faites pas le coup de l’œil humide… Je suis là depuis trop longtemps, j’en ai trop vu. Vous savez ce que font les FAR pour se foutre de nous ? Ils nous envoient les vidéos de leurs carnages. Outils agricoles et caméras 3D HD en holo. Quoi qu’en disent les bas du front, on ne s’habitue jamais à voir un gamin dépecé à la machette. Vous avez sauvé une fillette ? Il y en a des milliers d’autres qui vous attendent.
— Mon Général, j’étais à même d’agir.
— Je n’ose même pas songer à la réaction du Saint-Siège si vous aviez été seulement blessé et mis dans l’incapacité de réaliser votre mission.
— C’est fort peu probable, Mon Général. Les mantes veillaient sur moi.
— Vous vous croyez invulnérable ? Bravo ! C’est le meilleur moyen pour se faire tuer. En attendant, j’hérite d’un connard dans votre genre, comme si l’armée française en manquait, et je perds mon aide de camp.
— Avec tout mon respect, le lieutenant-colonel aurait mieux fait de tenir sa langue.
— Je vous demande pardon, Faure, persifla le général d’une voix doucereuse. Vous êtes en train de médire d’un supérieur ?
— Non, Mon Général. Je constate que le lieutenant-colonel s’est rendu coupable d’hérésie. Tout le monde me considère comme un parricide et j’assume mes décisions passées. Mais Rome ne supportera pas qu’on ironise sur mon ministère.
Baurel le dévisagea ahuri.
— Les mantes sont des émetteurs-récepteurs permanents de la géosphère. Leur IA est assez subtile pour relever un ton de voix. Rien ne leur échappe.
Cette fois, le général eut un mouvement de recul machinal.
— Même à l’intérieur du Béhémoth ? fit-il incrédule.
— Je n’ai pas de raison que son IA soit très différente de celle des mantes.
— Putain de merde. (Il se rembrunit, visiblement contrarié.) Je ne suis même pas maître de mon propre bâtiment… Et vous êtes là, tranquillement devant moi… Vous êtes quoi, vous ? Un de ces transhumanistes avec un supplément d’âme ?
— C’est ma formation, Mon Général.
— Et vous allez me dire que c’est normal que vos outils agressent mes hommes ?
— Non, Mon Général. Leur réaction m’est incompréhensible.
— Je croyais pourtant que vous connaissiez ces machines mieux que quiconque.
— La complexité de l’IA des mantes est le secret le mieux gardé de Rome. Je n’ai jamais rencontré leur concepteur. A titre personnel, je pense que leur IA est d’une richesse inouïe.
Troublé, Faure repensa à l’étrange clin d’œil dont l’avait gratifié la mante qui s’était interposée la première entre les légionnaires et lui. Transhumanisme avec supplément d’âme. Un silence s’installa, durant lequel Baurel ne cessa de grommeler.
— Vous partez immédiatement, Père Capitaine, dit-il soudainement. Un Gufo vous amènera sur zone aussi près que possible, mais vous devrez baguenauder dans la brousse. Seul et sans escorte, ordre de Rome. Un de mes hommes vous briefera dans l’avion sur ce qu’on sait. Autant dire quasiment rien. Et vous vous démerderez avec.
— A vos ordres, Mon Général.
— Rompez maintenant.
Faure s’agita mal à l’aise.
— Quoi encore ?
— Mon Général, j’aurai aimé avoir des nouvelles de la fillette.
Baurel le fit mariner une longue minute.
— Elle va bien. Rome a demandé à la prendre en charge. C’est une bonne nouvelle pour elle, Faure. Elle recevra une bonne éducation sitôt qu’elle sera baptisée. Rome prend grand soin de ses pupilles. Je ne sais pas si elle a des parents, mais vous rencontrer a été la meilleure chose de sa courte vie.
— Je vous remercie, Mon Général.
— Rassuré ? Foutez-moi le camp maintenant. Et au retour de votre mission, dispensez-vous de venir me saluer.
Le père capitaine salua et s’apprêtait à sortir quand Baurel le rappela.
— Faure, ne me prenez pas pour un connard sans cœur. J’ai moi aussi une fille. Elle a vingt-huit ans. Je ne sais même pas où elle se trouve. Elle ne me parle plus depuis des années.
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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