VI – Le Béhémoth – Fragment 1
Faure patientait depuis maintenant une heure dans une minuscule pièce nue. Armes, casque lourd et tablette lui avaient été confisqués à son arrivée au Béhémoth. Le QG de l’armée française avait été surnommé ainsi en raison de son aspect colossal, et les officiers supérieurs étaient les premiers à faire courir des rumeurs sur des rituels magiques protégeant le bâtiment afin d’impressionner les populations crédules. Ses concepteurs en avaient fait bien plus qu’un gigantesque blindé surarmé. L’analogie avec l’animal mythique avait été renforcé par un double poste de direction et un système de déplacement quadripode dont l’allure ressemblait beaucoup aux éléphants, même si l’espèce était maintenant disparue et demeurait un lointain souvenir. Mastodonte bicéphale aux pattes interminables, le Béhémoth en imposait à l’imagination. De l’avis de Faure, pareil bâtiment relevait davantage de l’incongruité. Bien qu’autonome, comme toutes les productions modernes guerrières du Saint-Siège, le gros QG était effroyablement lent, incapable de dépasser les cinquante kilomètres par heure. Les déplacements par voie fluviale et maritime étaient facilités par son caractère amphibie, mais pour l’acheminer sur le théâtre des opérations, il fallait recourir à deux monumentaux gros porteurs Cestino X.
De plus en plus impatient, le père capitaine soupira et étira ses membres ankylosés. La pièce dans laquelle il se trouvait était une cellule opérationnelle standard non aménagée, sans hublot et insonorisée. Rien à voir avec les cages de détention qui interdisaient toute posture confortable et qui finissaient par causer d’effroyables dommages articulaires. Il s’agissait donc d’un traitement de faveur, en dépit de la taille minuscule de la cellule. Appréciable si on avait le tempérament d’un sous-marinier.
Enfin le sas s’ouvrit, et un personnel administratif l’invita à le suivre. Il lui fit même grâce d’un sourire, au grand étonnement de Faure. Si l’on n’avait pas cru bon de le faire escorter par la police militaire, son affaire s’avérait plus informelle que prévue. Avec une amabilité presque exagérée, un secrétaire le fit entrer dans le bureau du général Baurel, une pièce dix fois plus grande que celle où on l’avait fait attendre, un véritable luxe dans une perspective utilitaire de confinement.
Le général ne prit pas la peine de lui rendre son salut, pas plus qu’il ne l’invitât à s’asseoir. Faure s’y attendait. Baurel était un général à l’ancienne, grand, encore large d’épaules, plus magnétique que charismatique. Il était l’idée même de ce qu’on se faisait d’un officier supérieur, et Faure pensa qu’il avait sans doute été choisi pour son caractère… pittoresque. Le père capitaine ne tarda pas à découvrir que Baurel était en plus le prototype même du gueulard.
— Vous savez ce que je suis en train de faire, Faure.
— Non, Mon Général.
— Mon courrier, je suis en train de faire mon putain de courrier. Et vous savez pourquoi ?
— Non, Mon Général.
— Pour la bonne et simple raison que je n’ai plus d’aide de camp, celui-ci venant de prendre un aller simple et définitif pour Rome, répondit Baurel, sa voix enflant démesurément.
Faure digéra l’information et sentit une once de culpabilité l’envahir. Pas très longtemps.
— Une minute après que vous êtes arrivés au Behemoth, un détachement de prétoriens a procédé à l’arrestation du lieutenant-colonel Tovac. Je ne savais même pas qu’il y en avait dans le coin… Histoire d’équilibrer la donne, croyez-bien que j’ai établi un rapport immédiat des événements de ce matin et demandé que vous soyez rapatrié séance tenante. Mais Rome vous a dans ses petits papiers. Le Saint-Siège a accusé réception de ma demande et vous transmet ses chaleureuses félicitations pour votre humanisme. Croyez-bien que j’ai protesté. Le retour a été plutôt rapide. A la fin de la mission, je suis invité à Rome. Oh, j’échapperai aux Bolges. Mais je suis certain de passer un bon mois en résidence surveillée pour m’apprendre la discipline. M’apprendre la discipline ? A moi putain ! Je suis général trois étoiles ! Qu’est-ce qui vous a pris Faure ! Vous croyez qu’Hyperborée est une opération où on peut se la jouer chevalier blanc ?
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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