Son camarade faisait référence  à l’une des très rares apparitions publiques du pape Augustin il y a quelques années de cela, alors que les deux hommes étudiaient encore à Satory. L’allocution télévisée avait offert un spectacle exceptionnel. Derrière le Synode représenté par l’archonte Bilget, se tenait dans la pénombre un homme de haute taille dont le port raide trahissait une rigueur toute militaire. Sans être défiguré, son visage aux traits anguleux révélait de nombreuses cicatrices patinées et une quasi inexpressivité résultant de blessures faciales gravissimes que de multiples opérations chirurgicales n’avaient pas réussies à gommer. L’intensité de son regard demeurait intacte, et nombre de condisciples n’avaient pu s’empêcher de faire l’analogie avec celui de Faure, fait incontestable qu’il n’avait pas pu nier et dont, loin d’en tirer une quelconque fierté, il s’était senti profondément mal à l’aise.

— L’archonte roi, fit Jouvet pensivement. Tu savais qu’il avait été marié ?

— C’est le propre d’un archonte roi, répondit Faure en haussant les épaules.

Elu il y a huit ans, le pape Augustin avait révolutionné la curie romaine. Il avait concentré les pouvoirs dans le conseil restreint du synode d’archontes et réduit le rôle des cardinaux à une pure dimension folklorique. Désireux de s’entourer de toutes les compétences, il avait ouvert la prêtrise et la prélature aux membres des deux sexes et avait autorisé le concubinage et le mariage. Longtemps pressentie pour entrer dans la TCE, l’Allemagne avait dénoncé une politique de pornographie pontificale, ce qui lui avait valu de se faire exclure ipso facto. Au final, la TCE avait absorbé l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, la Pologne et la Croatie, avant de fermer ses frontières en cadenassant les côtes méditerranéennes et atlantiques ouest et nord dans une logique impériale que nul n’avait vu venir ; neutre, la Suisse avait fait le choix de conserver son indépendance, même si elle était considérée comme un dominion.

De Sa Sainteté, on ne connaissait que fort peu d’éléments autobiographiques au grand dam de ses historiographes. On savait seulement qu’il avait été élu à la surprise générale alors qu’il n’était qu’un cardinal discret. On spéculait encore sur son âge véritable, bien qu’il fût couramment admis qu’il était âgé d’une quarantaine d’années. On ne lui connaissait aucune famille. On savait qu’il avait été marié, avait eu des enfants, et que cette grâce lui avait été retirée. Il n’avait ni concubine ni concubin, et passait pour le souverain pontife le plus austère de l’histoire de la papauté.

Comme chaque fois que sa ressemblance avec le pape était évoquée, Faure se hâtait de détourner la conversation. Même s’il savait qu’il aurait dû se sentir fier d’être comparé à un personnage aussi illustre, il ressentait une angoisse sourde, proche d’un inexplicable sentiment de déjà-vu particulièrement désagréable. Une succession de turbulences, qui secoua durement les passagers du Cestino et fit entrer en résonance tout ce qui n’était pas solidement arrimé, lui donna l’occasion de changer de sujet.

— Il n’y aurait pas moyen de faire monter cet appareil ? fit-il soudainement en haussant la voix. On se traîne à trois mille pieds depuis Rome !

Il s’attira quelques regards noirs de l’unité des forces spéciales et autant de regards moqueurs.

— Du calme, Faure. Tu es resté trop longtemps sur le plancher des vaches. Tu sais bien qu’il est maintenant impossible de faire monter les avions. Aucun astronef ne résisterait aux vents cisaillants. Du reste, nous approchons. Nous allons amorcer la descente sur Butare. Installe-toi tranquillement, regarde par le hublot et profite du spectacle de la nuit. C’est pour le moins… instructif.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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