III – Le ventre de la baleine – Fragment 1
— Et bon anniversaire, hein !
Faure leva la tête de sa tablette. Il repassait en vue depuis bientôt une heure les derniers relevés émanant des mantes avant qu’elles cessassent d’émettre, sourd et aveugle à tout ce qui l’entourait dans la carlingue du gros porteur Cestino IV. Rien dans le relevé des ondes cérébrales synthétiques des IA ne laissait présager leur subite catatonie. Quelques irrégularités étaient à observer, rien de notable, la synchronisation restant parfaite. Il ne pouvait rien faire de plus que d’attendre d’analyser les relevés courants sur place.
— Tu disais Jouvet ?
Faure considéra pensivement son vis-à-vis, lui aussi capitaine de son état. Il l’avait rencontré sur les bancs des Ecoles Militaires de Satory, déplacées de Saint-Cyr-Coëtquidan après l’engloutissement des terres par l’océan. En plus de partager la solidarité propre à leur grade, l’amitié des deux hommes n’avait jamais pâti de la détection de Faure par Rome. Sans être mis au ban, le père capitaine avait dû composer avec la jalousie des autres aspirants, ce qui tendait à rafraîchir leurs rapports.
— Je disais bon anniversaire ! J’espère que tu as été sensible à l’ironie de la chose…
— C’est pas mon anniversaire couillon.
— Couillon toi-même. Ce n’est pas de toi que je parle, mais du Rwanda. Cinquante ans, presque jour par jour, et nous y retournons pour la même raison.
— Pas tout à fait.
— Si, si… J’ai bien peur que nous soyons une fois encore les observateurs impuissants d’un nouveau génocide. Rien n’a changé en un demi siècle. Ils ne sont même pas donnés la peine de modifier le nom des équipes, toujours le FPR et les FAR, et une fois encore ce sont les Tutsis qui prennent.
— Déconne pas, Sa Sainteté ne le permettrait pas.
— Rome t’a bien formé… Relax Faure, je ne suis pas en train de médire. Je sais comme tout à chacun que les volontés du pape sont impénétrables. Il n’empêche, nous sommes nombreux à nous poser des questions… Tu sais combien de fois a été ajourné le raid dont je devais être responsable ? Cinq fois. La dernière fois, le Gufo s’apprêtait à décoller et un colonel débarque pour annuler la mission. On nous cantonne loin du théâtre des opérations pour que nous n’en soyons pas les spectateurs. Alors certes, nous avons deux anges gardiens géostationnaires qui ajoutent deux nouveaux astres dans les cieux, mais leur rôle dissuasif n’intimide plus personne. Nous ne faisons plus peur aux FAR, et les escarmouches meurtrières se multiplient. Nous sommes loin de Rome. Celle-ci a placé son entière confiance dans l’armée française. La fille ainée de l’Eglise montre ses muscles et son influence. Excellente opération de communication, j’en conviens. Mais nous sommes trop nombreux, et chacun joue une partition différente selon ses intérêts. (Baissant la voix.) Tu n’auras pas manqué de voir que nous convoyons une unité de forces spéciales ? Dieu sait pour quelles conneries spéciales…
— Tu parles d’une nouveauté… les forces spéciales ont toujours soloté.
— Reste à savoir pour qui et pourquoi elles roulent. Et toi, tu apparais, émissaire spécial de Sa Sainteté. Tu ne vas pas te faire des amis, c’est moi qui te le dis.
— Quels sont les ragots qui traînent ?
— Toujours les mêmes. Si nous contenons les Russes et les Chinois, c’est pour mieux vendre nos propres armes.
— C’est un peu gros, et je ne vois pas très bien comment. Les Suisses ont le monopole des armes légères, les italiens l’aéronautique et les SALA. Et Rome traduira en cour martiale pour haute trahison quiconque s’aviserait de faire commerce de nos technologies. De plus nous Français n’avons rien à vendre techniquement parlant.
— Ce serait oublier un peu vite notre savoir faire. Je serai fort étonné que tu n’aies pas la joie de croiser certains gentlemen appartenant à certaines boites privées versées dans le consulting en sécurité.
— Sérieusement, des contractors ?
— Oui, et ils ne viennent pas les mains vides. Ils copinent sans le moindre complexe avec la Théocratie Orthodoxe Russe qui leur a ouvert la porte de leurs arsenaux.
— Qui surveillent les manifestes de vol ?
— Je me garderai bien de répondre à cette question. Bref, je me répète, mais sois prudent… Tu vas servir les intérêts romains et les nôtres. Le Centrafrique a toujours été notre chasse gardée. Que l’opération Hyperborée soit une initiative romaine n’y change rien.
— J’aviserai le moment venu. Sinon, tu as du matériel pour moi ? Je suis venu les mains vides.
— Bordel, Faure, c’est un peu juste de débarquer ici avec la seule dotation de sa bite et de son couteau… Attends, j’ai tout prévu. Je t’ai prévu un « cuir » et de l’armement léger. Ça doit faire quelques mois que tu n’en as pas porté avec ta vie mondaine de bureau.
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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