I – L’Ordre Formel Romain – Fragment 1
Lorsque le capitaine Louis Faure reçut le pli portant en en-tête le sceau du nonce apostolique des provinces françaises, déposé en main propre par l’archevêque, il parvint au prix d’un effort surhumain à ne pas montrer sa sidération. Les précédents dans l’armée ou dans la population civile n’étaient pas rares, et la grande majorité annonçait le pire. Ainsi son père s’était vu sommé avec politesse mais fermeté de cesser instamment ses travaux de recherche sur Borges, auteur mis au ban comme nombre d’écrivains, penseurs et philosophes des Temps Sombres. Incrédule comme son fils en cet instant, il s’était mis en colère, fulminant contre le Saint-Siège, et avait affirmé avec force qu’il ne renoncerait pas. Contrit, le coursier, pourtant doyen de leur secteur, s’était retiré en murmurant des excuses pour le dérangement. Ce qui s’était ensuivi avait été rapporté à Faure, alors séminariste à Rome. Dans la nuit un commando inquisitorial avait enfoncé la porte de leur maison familiale de la cité Mélusine et avait emmené son père. Plus aucune nouvelle depuis. Sa destination ne faisait pas mystère. Comme de nombreux intellectuels, hommes et femmes confondus, il résidait maintenant au Vatican dans le secret des Bolges.
« Bolges. » Traduction très littérale de l’italien « bolge. » Francisation plus correcte en « bauges. » Synonymie plus exacte, « fosse à merde. » Héritage direct d’un obscur auteur italien du treizième siècle, devenu l’aimable risée du monde catholique pour ses délires folkloriques sur l’au-delà. Sa Sainteté le considérait comme un ouvrage tout juste utile pour édifier les enfants. De l’enfer comme du croquemitaine des contes moralistes. Les délires sadiques de Dante Alighieri restaient pourtant présents dans toutes les mémoires. Risée certes, mais rire jaune. Les Bolges étaient un ensemble concentrationnaire construit sous le Palatin, reprenant peu ou prou la structure concentrique décrite dans l’ouvrage et modernisée par un système panoptique. Les reclassés n’y voyaient jamais la lumière du soleil, vivant 24h/24h dans une cellule insonorisée et dans une obscurité totale. Selon la sentence du tribunal ecclésiastique, on purgeait sa peine avant de faire contrition dans l’un des nombreux camps de travail de l’Adriatique. Bien que l’organe de presse du Saint-Siège diffusât de (rares) exemples de pardon obtenu après une longue période de sincère repentance, les Bolges étaient perçues dans l’opinion publique comme un lieu de dernier séjour. Il se murmurait même que la claustration était un châtiment tout à fait acceptable, au regard d’un lieu secret sis au fond des Bolges appelée la Malebolge où les reclassés difficiles étaient soumis à la Question.
Le capitaine Faure avait pris parti en faveur du verdict, en dépit des efforts désespérés de sa mère pour qu’il plaidât la cause de son père auprès des prélats en charge du Saint Tribunal. Il ne lui était même pas venu à l’idée de lui dire qu’un très simple séminariste n’aurait jamais eu l’oreille de la haute hiérarchie ; il avait refusé d’écouter ses suppliques, atterré par les fautes flagrantes de son père. Ce n’était pas une posture carriériste, mais une profonde conviction. Et les nombreux entretiens que lui avaient fait subir les pères en charge de son instruction militaire et spirituelle avaient abouti à la même conclusion. Le futur père capitaine Louis Faure se soumettrait entièrement aux décisions de la Théocratie Catholique Européenne. Par la suite, sa mère avait rompu tout contact avec lui. Elle avait refusé de se rendre à son ordination, puis à son mariage. Mais à la naissance de son premier enfant, elle avait répondu sur le faire-part qu’il lui avait envoyé par une simple question écrite au stylo sous la photo du nouveau-né : « Que ferais-tu pour sa mère ? » Faure avait brûlé le faire-part et choisi de ne jamais repenser à cette question.
En cet instant, et quelle que fût la nature de l’Ordre Formel Romain contenu dans cette lettre, il sut qu’il devrait servir aveuglément le donneur d’ordres. A tous points de vue, cela signifiait que son existence ne serait plus jamais la même.
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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