VII – Pas plus qu’un bruissement de plumes – Fragment 3

— Cible verrouillée, cible acquise, Griffons 1, 2, 3 et 4 éjectés. Multiples leurres largués. Nous rétablissons l’assiette. Faure, ouvre les yeux et profite du spectacle.

Le père capitaine dut se faire violence pour écouter les conseils prodigués. Il suivit sur sa visière les quatre missiles thermobariques à surpression filant à Mach 4-5. Même habitué aux effets dévastateurs de ce type d’armes, Faure ne put s’empêcher de se crisper. L’explosion en soi terrifiante fut immédiatement suivie par une implosion provoquant une monstrueuse et interminable onde de choc détruisant tout aux alentours.

— Retour ?

— Multiples cibles neutralisées, de très nombreuses autres cibles en cours de réorganisation.

— Après quatre griffons ? Ils disposent de nos systèmes de blindage ? (Une pause.) Nous refaisons un passage ?

— Non, fit Rovin incrédule,  Rome nous demande d’appliquer la procédure Egide et de maintenir notre cap.

Le cockpit du Fennec s’opacifia dans son intégralité, obligeant les pilotes à se concentrer sur leurs seuls instruments. Une lueur imperceptible illumina le temps d’une impression fugace l’intérieur de l’aéronef.

— C’était une frappe d’un Ange de Dieu ? demanda Bari d’une voix blanche.

— Je ne vois rien d’autre, répondit Faure dans un souffle. Sans doute une frappe à basse intensité pour qu’on nous ait autorisé à continuer le vol sans risque.

La lumière du jour revint progressivement dans le cockpit alors qu’il perdait peu à peu de son opacité. En bas, sur la terre ferme, tout n’était que poussière et désolation. Un cratère rougeoyant de plusieurs centaines de mètres de diamètre était nettement visible derrière un nuage de scories en suspension.

— Nous recevons des dizaines de messages provenant de tous les canaux. Demande d’assistance, d’instructions, ordres et contrordres… C’est le chaos en bas, dit tout bas Rovin.

— Nous revenons à la base ? demanda Bari.

— Nous ne pouvons pas, répondit le pilote avec une frayeur grandissante. Nous avons été dessaisis des commandes.

— Nous ne contrôlons plus l’appareil ?!

— Quelqu’un d’autre le fait pour nous…

Le silence tomba sur tous les canaux et une voix prit la parole. Si son autorité évoquait celle de l’archonte polémarque Bilget, Faure ne put reconnaître formellement la cardinale. Sans lui être étrangère, cette voix indubitablement féminine était à la fois plus musicale et bien plus grave. Et il doutait qu’elle fût entièrement humaine.

— Ecoutez et retenez. Ce que vous laissez derrière vous ne vous concerne pas. Vous êtes le jouet de puissances supérieures contre lesquelles vous ferez allégeance sans discuter. (Une pause.) Père Capitaine, il y a maintenant vingt-quatre heures, nos saintes IA protectrices surnommées « mantes » ont détecté un phénomène qu’elles n’ont pas réussi à identifier avant de cesser d’émettre. Les satellites géostationnaires de renseignement ont circonscrit une zone d’instabilité prenant son origine dans une fraction de jungle équatoriale sans plus de précisions. Nulle donnée n’a pu être exploitée. Aucun relevé n’a pu être établi. Un bombardement d’ondes a renvoyé un écho monstre, une masse sombre en perpétuel mouvement faisant obstruction à la géosphère. Nous vous demandons de réactiver nos protectrices. Quoiqu’il se passe là-bas, tout est pardonné ; nous désirons simplement apprendre et connaître. Bonne chance, Père Capitaine, nos vœux vous accompagnent.

— Attendez ! s’exclama Faure. (Affolés, Rovin et Bari le regardèrent comme s’il venait de blasphémer.) Est-ce bien ce que Sa Sainteté veut ?

— Tout naturellement.

— Et est-ce ce que les Illuminés veulent ?

— Nous sommes tous des Illuminés, Père Capitaine, à des degrés divers. Sa Sainteté, moi-même, mes frères et mes sœurs avons été hautement initiés. Vous en prenez le chemin. Chez d’autres, la quantité d’éveil s’avère plus que négligeable… Fin de la transmission.

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 VIII – La brousse – Fragment 1

Cela faisait déjà une heure que Faure errait dans les décombres de Rubavu. Le GPS renvoyait un signal presque systématiquement erroné dans le paysage lunaire. Après avoir tourné un moment en rond, Faure s’était vu contraint de le désactiver et de se fier à sa seule boussole dont les oscillations permanentes ne cessaient de l’inquiéter. Pas vraiment le temps de s’en émouvoir. Le sort des deux pilotes le préoccupait davantage. Lorsque le Gufo était parvenu au point de dépôt, Rovin et Bari l’avaient laissé partir sans un mot, comme si le départ de Faure faisait disparaître la dernière garantie qu’il leur restait. L’aéronef s’était éloigné en empruntant un cap tout à fait différent. Le père capitaine était certain qu’ils ne retourneraient pas au Béhémoth. 

Une heure plus tard, il sortait enfin de la ville. La brousse s’étendait devant lui à perte de vue. Enfin libre, il allongea sa foulée et se mit à courir lentement. Les impulsions furent transmises à l’exosquelette qui les convertit en énergie. Au bout d’une centaine de mètres, Faure se déplaçait déjà à près de trente kilomètres par heure, son « cuir » évacuant la sueur et rafraîchissant sa peau. Il resta aux aguets en permanence, activant toutes les alarmes disponibles et balayant les canaux de communication. Nulle âme qui vive. Herbes sèches et poussière.

Il avait accompli ce qu’il estimait la moitié du chemin quand les alarmes biochimiques retentirent. D’après leur tonalité, il s’attendait à trouver des morts. Passant en mode furtif, il fit un scan des environs dans un rayon de cinq-cents mètres. Echo métallique au sud-ouest. Huit signatures. Pas d’inscriptions dans la base de données. Morts anonymes. Faure consulta l’heure et soupira. Il pouvait se permettre ce détour. Prudence étant mère de sureté, il déploya un minuscule drone, guère plus gros qu’un bourdon et le lança en l’air pour une reconnaissance visuelle.

L’appareil battit des ailes, s’éleva d’une dizaine de mètres et tomba. Il réessaya à deux autres reprises, mais le drone ne parvenait pas à voler.

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 VIII – La brousse – Fragment 2

Et les quatre autres drones n’y parvinrent pas davantage. Rien à dire sur l’infaillibilité du matériel, comme tout ce qui sortait des arsenaux romains. Quelque chose dans l’air. Il soupira une fois encore et se dirigea prudemment vers la source de l’écho. Rapidement un vieux minivan alimenté par un gazogène se dessina derrière les hautes herbes. Le bloc moteur avait été éventré par une micro roquette, la carrosserie était grêlée de fléchettes militaires. Tout à fait le genre de dégâts que pouvait provoquer son fusil d’assaut. Il inspecta rapidement l’intérieur du véhicule. Des bagages sommaires, des sacs de riz, du matériel de cuisine, des poules et une chèvre mortes. Huit corps étaient éparpillés autour du véhicule. Cinq hommes étaient allongés côte à côte, le visage dans la poussière. Un vieillard, deux hommes adultes, un adolescent et un garçonnet, la nuque et l’arrière du crâne présentant des blessures très délabrantes, encore des fléchettes. Plus loin une femme enceinte tenant encore par la main une petite fille qui ne devait pas avoir quatre ans. Blessures similaires sur la poitrine. Adossé à une roue du minivan, un homme adulte au visage défiguré, les mains liées dans le dos par une attache en polymère, présentant le teint terreux d’une personne battue à mort. Faure considéra la scène dans son ensemble et frissonna de dégoût. Des villageois en partance pour une vie moins difficile. Un check-point ? Le chauffeur isolé. Les hommes d’abord descendus du véhicule, rassemblés, mis à genoux, aussitôt exécutés. Une femme, peut-être sa fille, descendues à leur tour, exécutées. Enfin le chauffeur, interrogé, torturé, et laissé pour mort. L’extrême violence de la scène dissimulait pour l’observateur non aguerri l’emploi de méthodes rôdées et d’un matériel sophistiqué. Faure avait été familiarisé avec ces méthodes, on les lui avait apprises. Leur emploi était toutefois codifié, et rien ne justifiait qu’on s’acharnât ainsi sur des populations civiles. A moins qu’on ne voulût pas laisser de témoins derrière soi. Il regarda dans le ciel. Plus un seul vautour sur ce continent maudit. Mais il y en avait forcément à visage humain dans les environs. Faure soupira une dernière fois et s’en retourna.

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 IX – Le camp avancé – Fragment 1

Il vit la forêt bien avant que ses instruments la lui signalassent. Et même alors que la haute canopée de la jungle tropicale emplissait son champ de vision, ceux-ci restèrent silencieux, le laissant démuni dans un paysage semi désertique où le regard portait loin sans qu’on vît nécessairement clair. Protégé derrière une barkhane, Faure lança la procédure de récupération des données. En vain. En désespoir, il redémarra le système pour les mêmes résultats. Néant. En l’état actuel, il avait perdu tous les instruments de détection et d’alarme. Les systèmes de communication restaient eux-aussi inaccessibles, même le très rudimentaire ondes courtes. Impossible de se connecter à la géosphère. Enfin, le télémètre de son fusil était HS. Or, il devait s’identifier avant de pénétrer dans le camp avancé selon la procédure ordinaire. Pour peu que la situation fût la même dans le camp, le sentinelles devaient être sur les dents et ouvriraient le feu sur quiconque franchirait le périmètre de sécurité. Seul point positif, sa tablette d’analyse des mantes fonctionnait hors-connexion, et il était certain de pouvoir mener à bien sa mission.

Restait à s’annoncer.

Rampant hors de l’abri de la barkhane, il sortit le monoculaire tactique manuel, encore heureusement en dotation, et observa l’entrée du camp situé à moins d’un demi kilomètre de sa position. Peu de renseignements à se mettre sous la dent. Les installations éphémères se confondaient presque entièrement dans le paysage. Faure nota que les champs furtifs n’avaient pas été activés. Impossible de croire à une négligence. Rien ne devait fonctionner correctement là-bas. Cogitant quelques instants, il choisit la solution la plus simple qui s’offrait à lui : marcher en direction du poste, les bras en l’air, armes en évidence. Ravalant sa fierté, il se redressa, levant les mains. Il avait à peine fait un pas qu’il s’écrasait par terre, touché à la jambe par une munition de très gros calibre. Jurant tout ce qu’il pouvait, il roula derrière la barkhane et évalua les dégâts. Presque rien.

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 IX – Le camp avancé – Fragment 2

Le cuir s’était rigidifié à l’impact et avait dissipé en partie l’énergie du projectile. Une chance pour lui, la balle avait frôlé la jambe sur l’extérieur de la cuisse, lui évitant la fracture. Celui ou celle qui venait de tirer ne devait rien savoir en matière de tir de précision à longue distance. Un tireur d’élite aurait identifié sa cible avant de faire feu et aurait visé le torse pour plus d’efficacité. Le résultat était le même, témoignant d’une indiscipline révoltante. Pas exactement le profil d’un légionnaire. Pas bon signe. Jurant une fois encore, Faure massa sa jambe pour retrouver de la mobilité et roula hors de la dune en levant prudemment les mains. Rien. Après une longue minute, il prit le monoculaire d’une main et observa ce qui se passait en face. Un soldat s’agitait à l’entrée du camp, en faisant de grands signes de main. Il était possible de l’interpréter comme une invitation à le rejoindre ou à foutre le camp au plus vite. Colère et curiosité aiguillonnaient maintenant son esprit. Tandis qu’il s’approchait, il réalisa son erreur. Une femme, mince, assez grande, aux cheveux rasés, portant les insignes de sous-lieutenant, sans doute malgache, si Faure devait se fier à la carnation de la peau et à la forme de ses yeux. Ses traits étaient émaciés et son regard tiré, indiquant une longue série d’épreuves dont elle n’était pas sortie indemne, mais elle se tenait encore droite, même si un courant d’air aurait suffi à la faire trébucher.

— Père Capitaine, fit-elle d’une voix éraillée sans le saluer. Etes-vous celui que j’attendais depuis si longtemps ?

S’attendant au pire, Faure la dépassa sans répondre et regarda tout autour de lui. L’endroit était parfaitement silencieux, et il n’y avait pas d’autres traces de présence humaine. Abasourdi, il finit par se retourner vers elle.

— Vous êtes seule, Lieutenant ?

— Elle cligna des yeux, comme épuisée.

— Cela fait maintenant six mois que nous sommes isolés du reste du monde. Et quatre mois que je suis livrée à moi-même.

Il regarda encore autour de lui, incrédule.

— Mais que s’est-il passé enfin ?

— Nous avons tous cherché des réponses. Je suis la dernière. J’espère qu’un prêtre pourra me prêter assistance. Mais, avant que vous ne vous en rendiez compte par vous même, je crois que nous sommes en présence du divin.

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 X – Le camp avancé II – Fragment 1

La nuit tombait, et le camp s’assombrissait, l’obscurité à peine tranchée par quelques systèmes d’éclairage alimentés par des batteries solaires. Tous deux étaient assis autour du coin repas, une poignée de sièges disposés en cercle autour d’un ensemble de réchauds à induction. Faure la laissait terminer son récit insensé. Le contre interrogatoire suivrait, mais il ne voulait pas la brusquer.

— J’avais disposé plusieurs micros directionnels du côté de l’entrée du camp. C’est ce qui m’a permis de vous entendre venir. Je n’avais aucun moyen de savoir qui venait. En l’absence de reconnaissance ADN, et après tout le temps passé ici, un nouveau venu fait figure d’agresseur, pas de secours. Je m’excuse de vous avoir tiré dessus, Père Capitaine, mais je n’y croyais plus.

Faure hocha la tête et considéra l’immense fusil de précision, une Hécate XIII, calibre 12.7, équipée d’une antique optique à lentilles de cristal. Parfaitement silencieuse, tirant un projectile à 3000 mètres par seconde, elle était la fierté d’un atelier de production française, et la seule arme dont le Saint-Siège autorisait la production à sa province. Il ne parvenait pas encore à croire qu’il fût vivant après avoir essuyé un tir.

— Vous vous rendez bien compte que ce que vous me racontez est à proprement parler incroyable ? (Elle ne répondit pas.) J’aimerais que nous reprenions tout cela, s’il-vous-plaît.

— Très bien.

— Je vous demande simplement de répondre à mes questions.

Elle haussa les épaules, résignée.

— Faites comme bon vous semble.

— Et je vais devoir enregistrer.

— Je ne préfèrerai pas. Je vous laisse imaginer ce que le Saint-Siège pensera de mon témoignage.

Faure se garda bien de lui rappeler ce qui l’attendrait une fois de retour à Rome.

— Je crains que vous n’ayez pas le choix.

— Très bien, finissons-en, fit-elle en frissonnant de fatigue.

Il sortit sa tablette de son étui de protection, la démarra et, soulagé, vit qu’elle s’allumait, même si comme il l’avait prévu elle n’était pas connectée à la géosphère, et mit en route l’enregistrement vocal.

— Déclinez votre identité et votre mission.

— Je suis le sous-lieutenant Elizabeth Andriana, officier de renseignement. J’ai été affectée au soixante-sixième Régiment Etranger d’Infanterie, sous les ordres du lieutenant Mornar.

Un premier silence, qui s’éternisa. Cela risquait d’être long, pensa Faure, qui se sentit obligé de la relancer.

— Vous faisiez la liaison avec le Béhémoth ? Votre affection venait du général Baurel ?

Elle le dévisagea, perplexe, et répondit prudemment.

— De qui d’autre ?

Il laissa passer.

— Pourquoi portez-vous la dö-moru japonaise ?

— Beaucoup plus adaptée à la morphologie féminine, fit-elle aussitôt. Je précise qu’on m’y a autorisé.

Cela se tenait, même si cette liberté avait fait tiquer Faure. La TCE avait formé une alliance avec l’Empire Solaire et les accords binationaux autorisaient  quelques échanges parfaitement inoffensifs de fournitures militaires. Andriana n’était pas la première à privilégier le confort en Opex. Certains soldats cessaient de se raser et de se couper les cheveux, sans remontrance de leur hiérarchie. Du reste, elle portait l’écusson de la force Hyperborée, même s’il nota qu’il était effrangé et taché.

— Revenons sur la chronologie des événements. J’y vois une contradiction invraisemblable.

— Attendez de voir par vous-même, Père Capitaine, le coupa-t-elle lugubre avant de se reprendre. Je vous demande pardon…

— Restez concentrée s’il-vous-plaît. Et détaillez la chronologie.

— Vous l’avez dit vous-même, vous n’y croyez pas.

— Je veux votre version. Procédons méthodiquement. Appelons T 0, le moment où votre régiment et vous avez dressez le camp. Ensuite ?

— Un référentiel temporel… soupira-t-elle. Vanités de la science…

— Lieutenant, fit-il sévère.

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 X – Le camp avancé II – Fragment 2

— Je vous demande pardon une fois encore. Mais rien n’est pire que de ne pas être cru par un croyant… T 0, donc, nous avons établi le camp. Mission de sécurisation classique. Tous les systèmes informatiques ont commencé à présenter des anomalies, des défaillances. Cela a été progressif, rien de très alarmant au début. La maintenance automatisée gérait les problèmes. Il nous a fallu un moment pour nous apercevoir que la maintenance était elle-aussi un problème et qu’elle nous envoyait des messages d’erreurs. Tout va bien… Un écran de fumée en fait. T + 7 à ce stade. De T + 7 à T + 15, nous avons tous commencé à faire des rêves étranges. Pas des cauchemars, j’insiste, des rêves étranges. Les hommes se levaient soucieux. Oh, ils obéissaient aux ordres, la discipline était toujours remarquable, tout le monde assistait aux offices et communiait. Mais tous, sans exception aucune, ont montré un intérêt très singulier pour la jungle. Tous sauf le lieutenant, qui se levait plus épuisé qu’il ne s’était couché. A partir de T + 15, tout s’est accéléré très vite. Les rêves se reproduisaient nuit après nuit. Les hommes étaient gagnés par une curieuse euphorie. Pas moi. Plusieurs ont demandé au lieutenant Mornar la permission d’explorer les abords immédiats de la jungle. Et les demandes se sont accrues. Certains disaient être comme appelés. Il a refusé de prime abord. A ce moment tous les systèmes informatiques étaient en train de nous lâcher… L’état de santé du Lieutenant allait en déclinant. Il commençait à être dépassé.

— Vous aviez bien un médecin avec vous ? Pourquoi n’est-il pas intervenu ?

— Son attitude était ambiguë. Le major n’a cessé tout au long de la crise d’envoyer des signaux rassurants au Lieutenant. Il prétendait écouter les hommes et les amener à rationnaliser ce qui prenait la forme d’une démence collective selon lui. Il prétendait les sédater pour faire disparaître leur agitation. Mais il partageait pleinement cette fièvre pour la forêt et il ne faisait rien du tout pour les hommes. Son angle était peut-être plus scientifique, témoignant d’une volonté de comprendre ce qui se passait, mais son enthousiasme n’en était que plus grand. C’est d’ailleurs lui qui a fait déplacer une des mantes dans la forêt. T + 30. Mauvaise idée. Non seulement, elle a cessé immédiatement de fonctionner, mais elle a été « convertie. » Pas la peine que je vous explique, il faut que vous le voyiez de vos yeux. Et les six autres ont fait de même en simultané. C’est à ce moment que les hommes ont commencé à disparaître. Au compte-gouttes. Ils entraient dans la forêt et… je ne sais pas comment dire ça autrement, ils disparaissaient, comme ça… (Elle claqua des doigts.) Le lieutenant était alité la plupart du temps. C’était grave. Une sorte de fièvre cérébrale. Je sais bien que cela ne veut rien dire. Mais le médipacks automatisés ont été incapables de poser un diagnostic. Je l’ai moi-même perfusé, lui ai fait prendre des antibiotiques à large spectre, des antipyrétiques… J’avais la trouille de le perdre.

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 X – Le camp avancé II – Fragment 3

— Qui commandait à ce moment-là ?

— Personne.

— En tant que sous-lieutenant, vous étiez la plus gradée et donc vous auriez dû prendre en charge le commandement.

— Parce que vous croyez que je ne le sais pas ? (Sa voix se teinta d’une vertueuse indignation.) Ne venez pas me dire ce que j’aurais dû faire ! Je ne me suis pas dérobée à mes obligations. J’étais seule, je prodiguais des soins toute la journée au lieutenant, je le lavais et je le veillais la nuit. J’essayais de maintenir la cohésion du groupe. Pas moyen. Les hommes étaient dans une sorte d’état second. Vous ne pouviez pas leur parler, ils étaient ailleurs ! Chaque matin, chaque soir, à l’appel, je découvrais qu’il en manquait.

— Pourquoi alors ne pas avoir envoyé une demande d’assistance ?

— Mornar. Dans ses moments de lucidité, il m’a ordonné d’attendre.

— Pas logique.

— Je suis d’accord. Mais il était catastrophé par la situation que je lui transmettais lors de mes rapports quotidiens. Pas assez fort comme terme d’ailleurs, il était anéanti à l’idée de perdre ses hommes et d’être incapable de faire face. Rongé par la culpabilité. Il les connaissait depuis longtemps, vous comprenez. Le chef, il s’occupe de ses hommes. Vous devez comprendre. (Faure hocha la tête.) Si vous n’êtes pas capable de le faire, c’est que vous êtes un moins que rien. A T + 45, il ne restait plus qu’une poignée d’hommes dans le camp. Le lieutenant allait un peu mieux. Il n’avait plus de fièvre et était capable de se redresser, mais il était encore trop faible pour se lever.  A T + 50, nous n’étions plus que tous les deux. T + 51, le lieutenant est sorti de sa tente. Il était blanc comme un os, mais ça allait. Il a fait le tour du camp sans rien dire, puis il est monté seul au Golgotha. C’est le nom qu’ont donné les hommes à la clairière où s’est… figée la mante. Il n’y est pas resté longtemps et, quand il est revenu, il m’a demandé de le laisser seul un instant et est allé s’isoler dans sa tente. C’est là qu’il a envoyé le SOS. J’aurais dû me douter de quelque chose, mais… J’ai entendu le coup de feu, je me suis précipitée ; il n’y avait plus rien à faire…

— Vous l’avez identifié ? Vous êtes certaine que c’était le lieutenant Mornar, et pas un autre homme ?

— Je l’ai identifié à ses tatouages. Vous savez bien ce qui reste de la boite crânienne après un tir à bout touchant avec des fléchettes : pas grand-chose. Mais c’était lui indiscutablement.

— Et vous dites que vous avez passé les quatre derniers mois seule.

— C’est ça.

— Mon ordre de mission, consécutif au SOS reçu, date de moins de vingt-quatre heures. Comment expliquez-vous cela ?

— Un glissement de temps, répondit-elle sans la moindre hésitation. C’est bien le moindre des phénomènes dont cette forêt est capable.

— Un glissement de temps, sérieusement ? fit Faure sans dissimuler son ironie.

Le regard d’Andriana se durcit. Sans un mot, elle se récupéra un sac derrière elle et déversa son contenu sur le sol, laissant s’échapper une masse de petits cheveux noirs.

— Je vous fais grâce du reste de ma pilosité. Sachez simplement qu’au cours des dernières « vingt-quatre heures », je me suis rasé la tête plus d’une quinzaine de fois. Le père capitaine fit la moue, incapable de cacher son scepticisme.

— Comment avez-vous fait pour survivre alors ? Vous devez avoir épuisé les rations depuis longtemps.

— Elles sont épuisées depuis longtemps, en effet. Grâce à Dieu, le médipack m’a permis d’analyser les fruits issus de la forêt. On est en terrain inconnu, mais certains sont comestibles. Très nutritifs même. Non loin de là, se trouve un grand arbre produisant des fruits très semblables à ceux de l’arbre à saucisses. Le ratio protéines/glucides/lipides, ainsi que sa haute teneur en vitamines, sont presque idéaux. Pas mauvais en plus, ça a le goût de soupe à la patate douce et au poulet. Vous vous y ferez, même si c’est lassant de toujours manger la même chose. A côté, on trouve une source limpide. Les analyses disent qu’elle est pure, mais je fais bouillir l’eau pour plus de sécurité.

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 X – Le camp avancé II – Fragment 4

— Vous n’avez pas eu idée de quitter le camp pour chercher de l’aide ?

— Vous auriez voulu que je déserte ? s’indigna-t-elle, les larmes aux yeux. Vous me prenez pour qui ? Vous croyez que je suis un ou une de ces opportunistes qui se sont engagés dans l’armée pour échapper à la misère de Madagascar et qui s’enfuient au premier coup dur ? Mes valeurs sont identiques aux vôtres, Père Capitaine. Peut-être même supérieures. Il est bien plus difficile de garder la foi lorsque vous vivez dans les ténèbres, mais j’ai tenu bon. J’étais la dernière de ce camp, et j’y suis restée parce que j’étais la dernière sur qui on pouvait compter.

— Je ne vous accuse de rien, Lieutenant. Je cherche à comprendre. Je constate juste que cette unité a déserté au mépris de tous les règlements militaires.

— Mon Dieu, Père Capitaine, vous n’avez donc rien compris…  fit-elle d’une voix éteinte en laissant libre cours à ses larmes. Nos légionnaires n’ont pas déserté, ils ont disparu.

— Ne jouez pas sur les mots.

— Il ne s’agit pas de jouer sur les mots. Les médipacks fonctionnent encore. Avec eux, le suivi des données individuelles. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que cela a un rapport avec le vivant. J’ai vu les fonctions vitales de ces hommes s’éteindre au fur et à mesure qu’ils se laissaient absorber par la forêt.

— Vous dites maintenant qu’ils sont morts ?

— Non. Ils sont devenus quelque chose d’autre. La forêt les a convertis.

Elle se tut et s’essuya les yeux rageusement. Faure comprit qu’il l’avait blessée. Il laissa retomber la tension quelques instants. Les réponses d’Andriana ne lui donnaient pas la moindre satisfaction, même si elle n’en esquivait aucune et répondait avec aplomb. Un vrai menteur serait resté vague en tout point, un affabulateur aurait déjà montré ses limites et un aliéné se serait montré beaucoup plus confus. Le récit d’Andriana était un véritable défi à la raison, d’autant plus irritant qu’il n’offrait pas de réelles failles.

— Bon… Qu’est ce qui se passe dans cette forêt selon vous ?

— Bonne question, Père Capitaine. Je pourrais bien partager mon point de vue, mais cela ne vous dirait pas ce qu’il se passe. Il va falloir que vous en fassiez l’expérience vous-même.

La nuit était maintenant tombée, noire et impénétrable. Un supplément de ténèbres huileuses que sa lampe frontale ne parvenait pas tout à fait à percer. La projection de lumière s’étouffait au bout de quelques mètres en un halo maladif. Incapable de se repérer dans le camp, Faure avait sollicité l’aide du sous-lieutenant.

— Tout ce que vous voulez, Père Capitaine. Mais étant là depuis plus longtemps que vous, je vous conseille de prendre du repos.

— Pourquoi donc ? avait rétorqué Faure. Les nuits font les mêmes durées partout, non ?

— Pour moi, oui. Pour vous, nouvel arrivant, non. Et il m’arrive encore d’être surprise.

Faure s’abstint de relever le paradoxe. Il était maintenant obnubilé par le sort de l’unité et, à la grande surprise d’Andriana, il dédaigna les mantes pour rassembler des indices sur la disparition des hommes.

— Comme vous l’avez si bien dit, le chef s’occupe de ses hommes. Montrez-moi les cantonnements s’il vous plaît.

Il alla de surprise en surprise. Andriana l’amena tout d’abord à l’armurerie. Le baraquement sentait encore les différents produits chimiques nécessaires à l’entretien des armes. Les exosquelettes étaient pendus en quinconce à des portants renforcés et, chose impensable, une pile de mitrailleuses légères SAW NM, étaient entreposés dans un coin, jetés les uns sur les autres avec négligence. Pour Faure c’était du jamais vu. Durant leurs classes, les instructeurs leur avaient appris à ne jamais se dessaisir de leur fusil. Jamais. Les aspirants devaient l’emmener avec eux, même aux feuillées. C’était un principe de base qui valait à l’oublieux une solide correction s’il y avait dérogé. Qu’un légionnaire se séparât de son arme était une impossibilité thématique ; plus que n’importe quel soldat, l’attachement au fusil lui avait été catéchisé. Sans un mot, Faure sortit de l’armurerie et se dirigea vers les tentes.

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 X – Le camp avancé II – Fragment 5

— Si vous cherchez celle du lieutenant Mornar, je l’ai brûlée, le prévint Andriana. Elle était maculée de cervelle. J’ai rassemblé ses affaires personnelles dans une caisse que j’avais justement entreposée dans l’armurerie.

— Ce sont celles des hommes qui m’intéressent, Lieutenant.

Elle hocha la tête et passa devant lui pour lui montrer le chemin.

— Là encore, j’ai tout rangé dans une seule et même tente. Dès lors qu’il m’a paru évident que personne ne reviendrait, j’ai pris la décision de procéder à un inventaire. Il n’y a pas vraiment grand-chose, fit-elle en ouvrant le rabat d’une grande tente.

Pas grand-chose en effet. Quelques magazines érotiques 3D, productions typiques de l’Europe de l’Est. Deux trois babioles porte-bonheurs. Avisant une photo plastifiée pliée en quatre, Faure s’en saisit.

— La photo d’une putain, je crois bien, dit Andriana derrière son dos. Un amateur de pornographie désuète.

Le père capitaine déplia avec précaution la photo qui menaçait de se segmenter en quatre et fut pris d’une insondable tristesse.

— Vous vous trompez Lieutenant…

Il avait devant les yeux un selfie d’une jeune femme d’une petite vingtaine d’années. Presque entièrement nue, elle s’efforçait de paraître séduisante, mais il émanait de ce portrait une vulnérabilité touchante, comme si elle s’était fait violence pour faire plaisir à son correspondant. Faure pensa à la photo de famille qu’il transportait partout où il allait, et il ressentit un cruel pincement au cœur tant ses enfants et son épouse lui manquaient. En règle générale, il écartait sa famille de ses pensées en opération pour ne pas porter le poids de leur absence.

— Il devait y tenir énormément, ajouta-t-il devant l’air étonné du lieutenant. Nos légionnaires ont des histoires personnelles compliquées et nous les avons formés pour en faire des guerriers. Mais cela reste des hommes avec des sentiments.

Elle le dévisagea comme si elle le voyait pour la première fois, et son regard se fit presque appréciateur.

— Je pense qu’il doit s’agir d’une correspondante de guerre. Croate, je dirais.

— Je vous demande pardon ? fit-elle en ouvrant des yeux ronds.

— Grande, mince, brune. Croate. Bon, je simplifie. Peut-être italienne, mais c’est moins sûr. Bref, de toute façon d’un côté ou de l’autre de l’Adriatique.

Et les deux de s’abîmer devant la photo.

— Nous avons une veuve, dit finalement Andriana.

— Une future veuve, acquiesça Faure. Est-ce que vous savez à qui cette photo appartenait ?

— Il s’est passé trop de choses étranges, Père Capitaine. Je ne le sais plus. (Elle hésita un instant.) Vous pensez que quelqu’un pourrait la prévenir ? Ce serait la moindre des choses. Rome accorde de l’importance à la famille.

— Je verrai ça à mon retour avec le Service des Armées.

Il ne lui dit pas que Rome accordait bien davantage d’importance à ses mantes. La Légion Etrangère était envoyée en première ligne parce que, en cas de pertes humaines, l’opinion publique était mieux disposée à compatir sur le sort de héros avec qui elle n’était pas attachée par les liens du sang. Faure considéra une dernière fois la photo et s’apprêtait à la reposer avec le reste des affaires quand, mû par une idée soudaine, il la glissa dans une des poches de son brêlage. Sans trop savoir pourquoi, il lui semblait qu’elle ne méritait pas de sombrer dans l’oubli.

— Sortons, fit Faure. J’en ai déjà assez vu pour aujourd’hui.

— Et vos mantes, Père Capitaine ? demanda-t-elle médusée.

— Elles m’attendront. C’est ce qu’elles ont toujours fait. Et c’est ce qu’elles feront toujours.

Et sans l’attendre, il sortit et prit le chemin en sens inverse vers la tente que le lieutenant lui avait aménagée. Il savait qu’il aurait mieux fait de se taire, mais au moment de prendre congé, il ne put s’empêcher de lui révéler le fond de sa pensée.

— Je ne dis pas que je crois à votre version des événements, Lieutenant. Mais en tant que ministre, je crois profondément en Dieu et je crois profondément en l’Homme. Et je ne vois aucune raison humaine pour qu’un homme ait laissé derrière lui ce à quoi il tenait le plus. Je suis donc disposé à envisager quelle autre raison l’a supplantée dans son cœur et son âme.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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