I – L’Ordre Formel Romain – Fragment 1

Lorsque le capitaine Louis Faure reçut le pli portant en en-tête le sceau du nonce apostolique des provinces françaises, déposé en main propre par l’archevêque, il parvint au prix d’un effort surhumain à ne pas montrer sa sidération. Les précédents dans l’armée ou dans la population civile n’étaient pas rares, et la grande majorité annonçait le pire. Ainsi son père s’était vu sommé avec politesse mais fermeté de cesser instamment ses travaux de recherche sur Borges, auteur mis au ban comme nombre d’écrivains, penseurs et philosophes des Temps Sombres. Incrédule comme son fils en cet instant, il s’était mis en colère, fulminant contre le Saint-Siège, et avait affirmé avec force qu’il ne renoncerait pas. Contrit, le coursier, pourtant doyen de leur secteur, s’était retiré en murmurant des excuses pour le dérangement. Ce qui s’était ensuivi avait été rapporté à Faure, alors séminariste à Rome. Dans la nuit un commando inquisitorial avait enfoncé la porte de leur maison familiale de la cité Mélusine et avait emmené son père. Plus aucune nouvelle depuis. Sa destination ne faisait pas mystère. Comme de nombreux intellectuels, hommes et femmes confondus, il résidait maintenant au Vatican dans le secret des Bolges.

« Bolges. » Traduction très littérale de l’italien « bolge. » Francisation plus correcte en « bauges. » Synonymie plus exacte, « fosse à merde. » Héritage direct d’un obscur auteur italien du treizième siècle, devenu l’aimable risée du monde catholique pour ses délires folkloriques sur l’au-delà. Sa Sainteté le considérait comme un ouvrage tout juste utile pour édifier les enfants. De l’enfer comme du croquemitaine des contes moralistes. Les délires sadiques de Dante Alighieri restaient pourtant présents dans toutes les mémoires. Risée certes, mais rire jaune. Les Bolges étaient un ensemble concentrationnaire construit sous le Palatin, reprenant peu ou prou la structure concentrique décrite dans l’ouvrage et modernisée par un système panoptique. Les reclassés n’y voyaient jamais la lumière du soleil, vivant 24h/24h dans une cellule insonorisée et dans une obscurité totale. Selon la sentence du tribunal ecclésiastique, on purgeait sa peine avant de faire contrition dans l’un des nombreux camps de travail de l’Adriatique. Bien que l’organe de presse du Saint-Siège diffusât de (rares) exemples de pardon obtenu après une longue période de sincère repentance, les Bolges étaient perçues dans l’opinion publique comme un lieu de dernier séjour. Il se murmurait même que la claustration était un châtiment tout à fait acceptable, au regard d’un lieu secret sis au fond des Bolges appelée la Malebolge où les reclassés difficiles étaient soumis à la Question.

Le capitaine Faure avait pris parti en faveur du verdict, en dépit des efforts désespérés de sa mère pour qu’il plaidât la cause de son père auprès des prélats en charge du Saint Tribunal. Il ne lui était même pas venu à l’idée de lui dire qu’un très simple séminariste n’aurait jamais eu l’oreille de la haute hiérarchie ; il avait refusé d’écouter ses suppliques, atterré par les fautes flagrantes de son père. Ce n’était pas une posture carriériste, mais une profonde conviction. Et les nombreux entretiens que lui avaient fait subir les pères en charge de son instruction militaire et spirituelle avaient abouti à la même conclusion. Le futur père capitaine Louis Faure se soumettrait entièrement aux décisions de la Théocratie Catholique Européenne. Par la suite, sa mère avait rompu tout contact avec lui. Elle avait refusé de se rendre à son ordination, puis à son mariage. Mais à la naissance de son premier enfant, elle avait répondu sur le faire-part qu’il lui avait envoyé par une simple question écrite au stylo sous la photo du nouveau-né : « Que ferais-tu pour sa mère ? » Faure avait brûlé le faire-part et choisi de ne jamais repenser à cette question. 

En cet instant, et quelle que fût la nature de  l’Ordre Formel Romain contenu dans cette lettre, il sut qu’il devrait servir aveuglément le donneur d’ordres. A tous points de vue, cela signifiait que son existence ne serait plus jamais la même.

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 I – L’Ordre Formel Romain – Fragment 2

Et  sous le regard indiscret des dizaines de développeurs présents dans l’open space avignonnais, friands du sort extraordinaire de leur intransigeant responsable, il décacheta le pli et le parcourut en diagonale pour prendre connaissance de son sort. Rien ne se lut sur son visage au grand dam des ingénieurs informaticiens civils, tout au plus se permit-il un léger sourire en fin de missive. Les nouvelles n’étaient pas inquiétantes. Cela ressemblait davantage à une relance de sa carrière, après la longue période de stagnation ayant suivi sa dernière opex. Il était fait pour le terrain, c’est-à-dire le champ de bataille, pas pour être le maître d’œuvre régulant le travail de fourmi de techos penchés sur les sous-routines des systèmes d’armes létales autonomes, depuis bientôt huit mois. Et le champ de bataille l’appelait, rien d’exceptionnel en soi, si ce n’était que l’ordre émanait de l’archonte polémarque Bilget, connu pour être l’un des six grands cardinaux seigneurs de guerre de Sa Sainteté.

Pourquoi lui et pas un autre ? Il relut deux fois la lettre, cherchant en vain des précisons. On ne lui transmettait en substance qu’une convocation au synode des archontes polémarques en vue d’une opex longue.

— Quelle réponse dois-je faire ? fit l’archevêque après lui avoir laissé le temps de réflexion traditionnel.

— Je me mets à la pleine et entière disposition de Son Eminence, Monseigneur, répondit automatiquement Faure en récitant la formule rituelle.

— Vous avez fait le bon choix. Veuillez me suivre à présent, Père Capitaine. Nous partons pour Rome sans plus attendre.

Cette fois, Faure ne put masquer sa surprise.

— Je m’excuse, Monseigneur… Ne faudrait-il pas désigner mon successeur et préparer la transmission des dossiers ?…

— Rien qui nécessite un retard. Mes gens vont suivre les affaires en cours et s’occuper…  de vos petites mains. (Il jeta un regard peu amène sur les techos qui piquèrent tous du nez sur leur écran, certains quittant en hâte la ludosphère.) Nous assurerons la passation des pouvoirs jusqu’à la nomination de votre successeur. Suivez-moi, je vous prie.

Abasourdi, Faure eut juste eu le temps d’enfiler sa veste que déjà le personnel de l’évêque s’emparait des lieux.

— Monseigneur, me permettrez-vous de passer rapidement chez moi  prévenir mon épouse ?

— Je suis tellement désolé de ne pas pouvoir accéder à votre requête. Son Eminence ne souffre aucun contretemps. Peut-être aurez-vous le temps de l’appeler durant le vol…

Faure nota en son for intérieur que l’archevêque était tout sauf désolé.

 

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 II – Le Synode – Fragment 1

Pas un mot ne fut échangé pendant le court trajet jusqu’à Rome. Le train à suspension électromagnétique les déposa en moins d’une heure aux Portes du Saint-Siège. Contrairement aux craintes de Faure, il lui fut permis de téléphoner brièvement à sa femme. Ce fut bref et empesé, pollué par la présence envahissante de l’aéropage accompagnant l’évêque. Il mit fin à la conversation, à la fois frustré de n’avoir pu toucher un mot à ses deux enfants et soulagé qu’on cessât de violer son intimité. Alors qu’il approchait de Rome, Faure remarqua que l’archevêque semblait se détendre peu à peu, allant jusqu’à échanger quelques insignifiances badines avec sa suite. Et lorsque le père capitaine fut déposé entre les mains de la garde prétorienne de Sa Sainteté à son arrivée en gare de Rome-Termini, le prélat se permit même un geste d’amabilité discret à son encontre. Puis les portes du train se refermèrent, laissant Faure seul avec la très austère force de dissuasion papale.

Les rumeurs étaient nombreuses sur ces hommes et femmes de l’ombre. Les gardes suisses évincés, suite à la tiédeur de la Suisse à intégrer sans réserve la Théocratie Catholique Européenne, Sa Sainteté le pape Augustin, premier du nom, avait réorganisé personnellement sa protection rapprochée. Etait née la garde prétorienne, dont on ne savait rien à propos de l’origine, du recrutement et de la formation de ses membres. D’aucuns prétendaient qu’ils n’étaient pas humains, mais des émanations très avancées de robotique et d’intelligence artificielle. Effectivement, Faure était prêt à admettre qu’ils n’avaient pas l’air humain, maintenant qu’il lui était donné de côtoyer de près ces huit soldats caparaçonnés dans leur armure intégrale chitineuse aux arêtes saillantes, dont les champs de force crépitaient sans cesse. Mais il fallait raison garder. Quelque fût le degré d’évolution technique des forces armées de la TCE, les systèmes d’armement létaux autonomes n’avaient pas encore atteint le stade où ils parviendraient à contrefaire l’humain. Accoutumé aux « mantes », Faure doutait d’ailleurs qu’on pût  miniaturiser davantage ces systèmes déjà incroyablement sophistiqués. La démarche des prétoriens était trop souple pour trahir un système bipode artificiel. En matière d’évolution, la station debout et les déplacements sur deux jambes constituaient un prodige avec lequel les grosses têtes de l’Institut de Recherche Catholique Inter Armées ne pouvaient encore rivaliser. Il ne pouvait toutefois réprimer un malaise profond chaque fois qu’il croisait les huit modules d’optique couvrant en totalité le visage des prétoriens, et il les suivit sans mot dire jusque dans une navette sécurisée de transport qui le déposa devant le palais Borghèse. Là un nouveau comité d’accueil l’attendait qui le laissa pantois. Pas moins d’une légion de prétoriens avait été déplacée, accompagnée de deux mantes dont la présence familière le rassura presque. Au milieu d’eux se tenait une femme de petite taille vêtue d’un uniforme noir mat, sous une chape prélatice en soie cramoisie. En descendant du véhicule les jambes tremblantes, Faure s’empressa de combler les quelques mètres le séparant de l’archonte polémarque et s’agenouilla pour embrasser l’anneau qu’elle lui tendait.

— Bienvenue Père Capitaine, je vous remercie au nom de Sa Sainteté de vous être libéré de vos obligations pour nous rejoindre.

— C’est un privilège de répondre à cette invitation, Votre Eminence.

— Soyez certain que nous garderons un œil sur vos proches le temps que durera votre mission. Vous pourrez accomplir notre œuvre en toute sérénité.

Faure hocha la tête, ne sachant quoi répondre. On n’avait jamais entendu dire que le pouvoir central s’inquiétait du sort de ses subordonnés, encore moins de leur famille.

— Je vous laisse entre les mains du général Ordin, avant que nous ne passions à table. J’ai hâte de m’entretenir avec vous.

— Avec joie, Votre Eminence.

Conformément à l’étiquette, Faure resta agenouillé, le regard baissé vers le sol, le temps qu’il fallut à la cardinale et à sa suite pour s’éloigner.

— Sacré bon dieu de merde ! Relevez-vous Faure.

Il obéit précipitamment et salua le numéro un de l’armée de terre française avec toute la déférence dont il était encore capable.

 

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 II – Le Synode – Fragment 2

Repos, Capitaine. Maintenant que nous sommes entre nous, est-ce que vous pourriez m’expliquer ce que je fais ici ?

Je vous demande pardon, Mon Général ?

Je vais vous expliquer les choses autrement… Savez-vous combien de fois un chef d’état major des armées a été convoqué au Saint-Siège depuis maintenant une petite dizaine d’années ? Zéro fois, Faure. Jamais. Jusqu’à aujourd’hui, je ne connaissais Rome qu’en photos. Et si j’avais pu m’épargner la peine de me faire humilier par ce spectacle de technologies martiales futuristes, croyez-bien que je ne m’en serais que mieux porté. D’où une question très simple, mais qui êtes-vous au juste ?

Mon Général, vous avez lu mes états de service…

Justement, soit j’ai mal lu, soit vous me faites des cachotteries… Non, épargnez-moi votre CV, répondez simplement à mes questions. Saint-Cyr ?

Nouvelle Ecole Spéciale Militaire de Satory, après la menace d’engloutissement du Morbihan.

La nouvelle génération… (Le Cema ne cacha pas son déplaisir.) Séminaire ?

Collège des jésuites, Rome.

Comme notre Saint-Père, mais vous ne lui êtes apparenté d’aucune façon à ce que nous savons. Première affectation en tant que Forward Ground Controller, puis après formation, seconde affection en tant que Tactical Ground Control Party ?

Oui.

En clair vous faites quoi ou quoi de plus que ce pourquoi vous avez été formé ?

En tant que TGC-Pi, j’assure la liaison entre l’état-major et les systèmes d’armement létaux autonomes surnommés « mantes. » Ordres avancés, confirmation et verrouillage des cibles, recalcul des…

Pas tant de blabla. En bref vous êtes l’officier qui murmure à l’oreille des mantes.

C’est ainsi qu’on nous caricature, Mon Général.

Oh ! Mais cela n’a rien d’un sobriquet, Capitaine Faure. A notre connaissance, vous êtes les êtres d’exception qui trouvent le moyen de communiquer avec ces merveilleux cancrelats mécaniques auxquels nous ne comprenons rien. Savez-vous que Rome a fait subir un audit à votre département deux mois après que vous en ayez pris la charge ? Non, bien sûr. Culture du silence, je peux comprendre, nous fonctionnions ainsi. Le Saint-Siège a eu la gentillesse de nous en envoyer un double. Il en ressort que vos génialissimes techos se sont cassés la tête en essayant d’analyser des sous-routines apparemment simplissimes, sans guère plus de résultats qu’une poule devant un couteau. Non, ne protestez pas, n’ayez même pas honte… En fait votre impuissance a pleinement rassuré Rome. Et pourtant c’est vous qui avez été désigné par Sa Sainteté elle-même. Et j’ai besoin de comprendre pourquoi.

Je ne sais que vous dire pour le moment, Mon Général.

Nous en reparlerons à votre retour, vous pouvez en être sûr. Pour l’heure, nous parlons d’une même voix. Ils nous offrent à dîner, autant en profiter. J’ai hâte de voir si la toute puissante Rome est capable de me servir un steak qui ne soit pas synthétique.

Le repas fut à ce point frugal qu’il sembla à Faure que son supérieur regrettait l’ordinaire des rations françaises. L’assortiment de fromages, de noix et de pain éveilla pour sa part un souvenir ému de son enfance. Le pape Augustin était connu pour son goût de la simplicité et avait proscrit toutes pompes par trop dispendieuses. Tout au plus se permettait-il un verre de bon vin. Faure, amateur enthousiaste lui-même remarqua qu’on leur avait servi un Sagrantino, un choix de gourmet. Après le dessert, de simples fruits, la conversation reprit.

Que savez-vous de la nouvelle donne africaine, Père Capitaine ?

Peu de choses, votre Eminence. Je me suis laissé dire qu’il s’agissait d’un jeu d’échecs géopolitiques auquel nous participons, bien malgré nous.

Hm… L’image est bien choisie. Il est vrai que chacun avance ces pions sans autre véritable raison que de se placer. Notre présence sur le terrain est évidemment historique, en raison du passé colonial et de la coopération. Mais nous ferions bien moins d’efforts si l’Alliance Américaine, la Théocratie Orthodoxe Russe et la Confédération Capitaliste Chinoise ne se montraient pas aussi entreprenantes. Sa Sainteté veut assurer la continuité des bases stratégiques et offrir aux fidèles locaux la possibilité de vivre leur foi en toute sécurité, même s’ils sont chaudement invités à regagner notre giron européen. En tant que tel, nous aurions maintenu nos positions autour du triangle Cameroun-Guinée-Gabon, mais le Rwanda s’enflamme et Sa Sainteté souhaite une interposition et un équilibrage des forces. Général Ordin ?

 

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 II – Le Synode – Fragment 3

— Merci, Votre Eminence. C’est pour cette raison que nous intervenons sur le sol Rwandais. Opération Hyperborée. Nous avons déplacé de nombreux régiments étrangers d’infanterie de la Légion. Nous aussi, nous nous montrons. Pas de raids aériens pour l’instant, nous sommes tenus à une certaine réserve. Les Russes et les Chinois râlent. On les emmerde, c’est certain. Je m’excuse, Votre Eminence. Il est vrai qu’il est bien plus difficile de vendre des armes quand nous surveillons les ports et les aéroports. Nous avançons à pas de velours. Différents scénarios de raids terrestres ont été étudiés, mais rien n’a été décidé… Vous devez me connaître Faure, j’ai horreur de la tiédeur. C’est le meilleur moyen pour bâcler une campagne. Mais nous ne voulons pas de friction avec les Russes ni avec les Chinois.

— Vous n’avez pas parlé de l’Alliance Américaine ? glissa timidement Faure.

— Nous n’avons guère de relations diplomatiques avec eux depuis Jérusalem. De toute façon l’Afrique les dépasse. Ils n’y ont jamais rien compris et n’y comprendrons jamais rien. Inutile de compter sur eux. A quoi bon traiter avec une puissance de troisième zone…

— Nos amis américains ont maintes fois été invités à la table des négociations par Sa Sainteté, intervint l’archonte. Mais notre politique de la main tendue est restée sans retour. Nous estimons avoir fait suffisamment d’efforts dans ce sens.

— Très franchement, leur appui nous serait précieux, ne serait-ce qu’en matière d’image. Mais la crise de l’eau les accable bien plus durement qu’ils ne veulent l’avouer.

— Bien vu, Faure, fit le général Ordin avec un rictus satisfait. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé de leur vendre nos entreprises de désalinisation. Mais comme tout le monde, les produits finis ne les intéressent pas, ils veulent notre technologie. Bon, et bien qu’ils aillent se faire foutre… Je m’excuse encore une fois, Votre Eminence. Mais de leur part, c’est du pur pharisianisme.

— Ne vous excusez pas, Général. Notre technologie est un don divin. Le Très Haut nous a choisis. Nous ne supporterons pas leur impiété.

Le ton de sa voix, résolument impitoyable, réduisit les deux hommes au silence.

— Général, reprit-elle avec plus de douceur, veuillez nous excuser. J’aimerais m’entretenir en privé le père capitaine. (A Faure.) Suivez-moi, je vous prie. Le temps est encore assez clément pour une promenade dans le parc du palais.

Faure consulta du regard son supérieur qui s’obstinait à fixer son assiette, et finit par se lever précipitamment. Dehors la nuit s’apprêtait à tomber et le ciel s’était rempli d’un bleu foncé qui nimbait chaque statue d’un halo tendre.

— La diffusion Rayleigh. L’heure bleue, ajouta-t-elle. Ce doit être mon côté romantique, mais je m’accorde toujours une pause dans mon emploi du temps pour en profiter, quand le temps le permet.

Faure ne dit rien et attendit qu’elle poursuivît. Il remarqua qu’elle égrenait un chapelet imaginaire en rêvassant.

— Inexplicablement personne ne trouve rien à y redire à mes goûts d’esthète. Vous savez pourquoi Père Capitaine?

— Vous êtes connue comme le bourreau de Jérusalem, Votre Eminence.

— Précisément, Père Capitaine. Carniflex Hierosolymitanus est l’un de mes titres.

L’archonte polémarque Bilget lui offrit un sourire derrière lequel se dissimulait une apocalypse thermonucléaire. Cela n’avait rien d’agréable.

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 II – Le Synode – Fragment 4

Cinq ans auparavant le Proche Orient s’était embrasé pour la dernière fois. Lors de la guerre des cent jours, les milices wahhabites unifiées avaient disputé à l’Unité Israélienne la possession de Jérusalem. Dépassée par le nombre, l’Unité  avait déposé les armes. Rien de surprenant selon les analyses géopolitiques. Il ne restait rien de leur ancienne hégémonie militaire depuis le schisme historique d’Israël. Pressé d’en finir avec une menace constante, l’état avait migré sur Mars sous le nom de l’Amère Aliyah avec la bénédiction et l’appui matériel de la TCE. Aux dernières nouvelles, la terraformation partielle de Mars les rendait presque autonomes et la Terre n’était plus qu’un lointain souvenir dans leur mémoire collective.

En dépit des appels à la paix du pape Augustin, les troupes autonomes des ultra orthodoxes avaient opéré un repli sur l’enclave palestinienne, multipliant les exactions contre les populations autochtones tout en continuant de pilonner à la roquette la ville sainte. Parvenu à ce point de non retour, Sa Sainteté avait prononcé l’ultimatum Délivrance, négligé par les deux camps et leurs innombrables factions, avant de confier à la toute jeune archonte polémarque Bilget la réalisation de l’œuvre. Le 7 juillet, à midi précisément, la cardinale avait fait positionner cinq des douze satellites géostationnaires Anges de Dieu au dessus de Jérusalem avant de la soumettre à une unique frappe groupée de rayons à haute énergie. Des températures de l’ordre de plusieurs dizaines de millions de Kelvin avaient été observées durant quelques picosecondes. Presque l’équivalent d’une petite nova. Il ne subsistait rien de la ville et de ses environs, entièrement scorifiés, dans un rayon de deux cents kilomètres. Il n’avait fallu que quelques secondes aux Emirats Unifiés pour déclarer la guerre à Rome. Et à midi dix, les cinq mêmes Anges de Dieu avaient été repositionnés au dessus de Riyad. A midi onze quatre-vingt quatorze rayons de guidage laser avaient provoqué une augmentation de vingt degrés Celsius de la température au sol, entraînant la reddition sans conditions la plus rapide de l’histoire de la guerre.

Moderne au point d’être considéré comme un anti pape par ses très rares détracteurs, le pape Augustin n’accordait pas la moindre importance à de vieux symboles claniques dont l’héritage ne dépassait pas quelques vagues considérations paléontologiques et anthropologiques.

— J’ai moi aussi horreur de la tiédeur, poursuivit-elle. Et cette solution d’interposition sans un engagement total ne me convient pas tout à fait. Mais Sa Sainteté est restée ferme sur le sujet, bien qu’elle répugne à mettre en danger  ses soldats. Ce qui nous amène à l’objet de votre mission… Il y a douze heures, nous avons reçu un message pour le moins inquiétant, relayé par une unité de la Légion en poste avancé.  Cela ressemble beaucoup à un SOS, même si le message est extrêmement formel et se veut comme une demande d’instructions pour répondre à une situation… plutôt inattendue. Les sept mantes de l’unité ont tout simplement cessé de fonctionner.

— C’est impossible, Votre Eminence. Elles sont infaillibles. Depuis que je travaille avec ces systèmes, je n’ai jamais constaté un seul dysfonctionnement.

— Je sais tout cela, Père Capitaine. L’opinion publique les prend peut-être pour des robots tueurs idiots quoique sophistiqués, mais nous savons tout deux que les mantes sont bien autre chose que des armes blindées. Les mantes assurent des protocoles de renseignement, de transmission de données et de coordination de réseau. Elles sont nos yeux et nos oreilles, et à maints égards de sages hérauts. En digne héritier de la pensée teilhardienne, Sa Sainteté accorde toutes ses faveurs à la géosphère chrétienne et à ses vecteurs, car nous sommes l’Eglise du futur. (Une pause.) Je veux, par mandat du pape Augustin, que vous vous rendiez sur place et déterminiez ce qui a provoqué cette étrange altération de leur IA.

— A vos ordres.

— La région est dangereuse, ne prenez pas de risques inutiles. Nous voulons que vous reveniez d’Afrique sain et sauf.

— A vos ordres.

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 III – Le ventre de la baleine – Fragment 1

— Et bon anniversaire, hein !

Faure leva la tête de sa tablette. Il repassait en vue depuis bientôt une heure les derniers relevés émanant des mantes avant qu’elles cessassent d’émettre, sourd et aveugle à tout ce qui l’entourait dans la carlingue du gros porteur Cestino IV. Rien dans le relevé des ondes cérébrales synthétiques des IA ne laissait présager leur subite catatonie. Quelques irrégularités étaient à observer, rien de notable, la synchronisation restant parfaite. Il ne pouvait rien faire de plus que d’attendre d’analyser les relevés courants sur place.

— Tu disais Jouvet ?

Faure considéra pensivement son vis-à-vis, lui aussi capitaine de son état. Il l’avait rencontré sur les bancs des Ecoles Militaires de Satory, déplacées de Saint-Cyr-Coëtquidan après l’engloutissement des terres par l’océan. En plus de partager la solidarité propre à leur grade, l’amitié des deux hommes n’avait jamais pâti de la détection de Faure par Rome. Sans être mis au ban, le père capitaine avait dû composer avec la jalousie des autres aspirants, ce qui tendait à rafraîchir leurs rapports.

— Je disais bon anniversaire ! J’espère que tu as été sensible à l’ironie de la chose…

— C’est pas mon anniversaire couillon.

— Couillon toi-même. Ce n’est pas de toi que je parle, mais du Rwanda. Cinquante ans, presque jour par jour, et nous y retournons pour la même raison.

— Pas tout à fait.

— Si, si… J’ai bien peur que nous soyons une fois encore les observateurs impuissants d’un nouveau génocide. Rien n’a changé en un demi siècle. Ils ne sont même pas donnés la peine de modifier le nom des équipes, toujours le FPR et les FAR, et une fois encore ce sont les Tutsis qui prennent.

— Déconne pas, Sa Sainteté ne le permettrait pas.

— Rome t’a bien formé… Relax Faure, je ne suis pas en train de médire. Je sais comme tout à chacun que les volontés du pape sont impénétrables. Il n’empêche, nous sommes nombreux à nous poser des questions… Tu sais combien de fois a été ajourné le raid dont je devais être responsable ? Cinq fois. La dernière fois, le Gufo s’apprêtait à décoller et un colonel débarque pour annuler la mission. On nous cantonne loin du théâtre des opérations pour que nous n’en soyons pas les spectateurs. Alors certes, nous avons deux anges gardiens géostationnaires qui ajoutent deux nouveaux astres dans les cieux, mais leur rôle dissuasif n’intimide plus personne. Nous ne faisons plus peur aux FAR, et les escarmouches meurtrières se multiplient. Nous sommes loin de Rome. Celle-ci a placé son entière confiance dans l’armée française. La fille ainée de l’Eglise montre  ses muscles et son influence. Excellente opération de communication, j’en conviens. Mais nous sommes trop nombreux, et chacun joue une partition différente selon ses intérêts. (Baissant la voix.) Tu n’auras pas manqué de voir que nous convoyons une unité de forces spéciales ? Dieu sait pour quelles conneries spéciales…

— Tu parles d’une nouveauté… les forces spéciales ont toujours soloté.

— Reste à savoir pour qui et pourquoi elles roulent. Et toi, tu apparais, émissaire spécial de Sa Sainteté. Tu ne vas pas te faire des amis, c’est moi qui te le dis.

— Quels sont les ragots qui traînent ?

— Toujours les mêmes. Si nous contenons les Russes et les Chinois, c’est pour mieux vendre nos propres armes.

— C’est un peu gros, et je ne vois pas très bien comment. Les Suisses ont le monopole des armes légères, les italiens l’aéronautique et les SALA. Et Rome traduira en cour martiale pour haute trahison quiconque s’aviserait de faire commerce de nos technologies. De plus nous Français n’avons rien à vendre techniquement parlant.

— Ce serait oublier un peu vite notre savoir faire. Je serai fort étonné que tu n’aies pas la joie de croiser certains gentlemen appartenant à certaines boites privées versées dans le consulting en sécurité.

— Sérieusement, des contractors ?

— Oui, et ils ne viennent pas les mains vides. Ils copinent sans le moindre complexe avec la Théocratie Orthodoxe Russe qui leur a ouvert la porte de leurs arsenaux.

— Qui surveillent les manifestes de vol ?

— Je me garderai bien de répondre à cette question. Bref, je me répète, mais sois prudent… Tu vas servir les intérêts romains et les nôtres. Le Centrafrique a toujours été notre chasse gardée. Que l’opération Hyperborée soit une initiative romaine n’y change rien.

— J’aviserai le moment venu. Sinon, tu as du matériel pour moi ? Je suis venu les mains vides.

— Bordel, Faure, c’est un peu juste de débarquer ici avec la seule dotation de sa bite et de son couteau… Attends, j’ai tout prévu. Je t’ai prévu un « cuir » et de l’armement léger. Ça doit faire quelques mois que tu n’en as pas porté avec ta vie mondaine de bureau.

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 III – Le ventre de la baleine – Fragment 2

Le « cuir » était le surnom donné par les fantassins à la COTI réglementaire, soit la combinaison opérationnelle tactique d’infanterie. Son aspect léger dissimulait un bijou de nanotechnologies. Parcourue par des fluides, la combinaison se rigidifiait au moindre impact grâce à un champ magnétique qui rendait invulnérable aux shrapnels et aux petits projectiles. Très légère, elle assurait une bonne ventilation du corps, quelles que fussent les températures, et disposait en outre d’un système de traitement des déchets corporels. Le père capitaine chercha une cabine dans laquelle il aurait pu s’isoler pour se déshabiller.

— Allez, pas de fausse pudeur, Faure. On est entre bonhommes.

— La moitié des gens présents dans cet avion sont des femmes.

— C’est l’armée française, Faure. Hommes comme femmes, on est tous des bonhommes. Et j’en vois deux trois qui sont en train d’apprécier positivement ton corps de rêve.

— Va chier.

— J’ai pas besoin de me déplacer. Cette combi me permet d’aller à la selle tout en continuant à discuter.

— Quel poète…

— Tout le monde ne s’appelle pas René Char, le seul poète et soldat que nous ayons jamais eu. Poursuivons… Pompes, brêlage…

— Je suis surpris que tu te rappelles de Char.

— C’est toi qui m’aidais à faire les commentaires composés sur Les Feuillets d’Hypnos. T’étais pas mauvais prof, mais il fallait se fader tes soupirs de commisération.

— C’était tout de même pas compliqué.

— C’est sûr que quand on a eu un père prof de litté contemporaine, on part avec de bonnes bases.

Faure le gratifia d’un regard incendiaire.

— Je m’excuse, je ne voulais pas…

— C’est bon, passons à autre chose. Fusil ?

Jouvet lui tendit le Sig and Sauer New Millenium, le fusil d’assaut dont l’énorme chargeur contenait une matrice à munitions. L’arme était neuve et sentait encore l’usine. Faure introduisit la puce contenant ses données biométriques. Personne d’autre que lui ne serait capable d’utiliser l’arme et celle-ci s’adapterait automatiquement à sa dioptrie, la distance de tir étant gérée par le télémètre. Il fixa à sa ceinture le holster contenant le pistolet automatique, lui aussi un S&S NW à matrice de munitions, arme de dernier recours s’il venait à être dépossédé de son fusil, et récupéra le casque lourd, hésitant une seconde avant de l’accrocher à un mousqueton du brêlage.

— Merci pour tout Jouvet.

— Faut bien que les amis servent à quelque chose. D’ailleurs j’ai un cadeau pour toi.

Il lui tendit un couteau dans sa gaine. Faure le dégaina et apprécia en connaisseur le couteau type Bowie à lame ionisée.

— Belle pièce. Tu l’as récupéré où ? Un américain le vendait ?

— Tu me vois faire confiance à un protestant ? (Les deux hommes s’esclaffèrent.) Je l’ai trouvé dans une forge du Jura. Me suis dit que je te l’offrirai la prochaine fois que nous nous croiserions. Ça fait un peu trop couteau de chasse à mon goût, mais tu sais t’en servir. Ça te vient d’où cette extravagance ?

— Un lointain chevalier  grand amateur de chasse à courre dans mes ancêtres.

— Ça lui a porté chance ?

— Il a disparu avec tout son équipage au cours d’une chasse. Corps et âme.

— Vraiment ? Et tu n’es pas superstitieux ?

— Non, répondit Faure avec un souvenir. Je ne l’échangerai pour rien au monde lors d’un corps à corps. Ce genre de couteau a été conçu pour achever un animal sauvage de plus de cent kilos. Ça devrait fonctionner sans peine sur un être humain.

— Si tu le dis. Cadeau, te voilà officiellement membre à part entière de l’opération Hyperborée.

Faure empocha l’écusson. De forme circulaire, il représentait deux pattes « ravisseuses » de mante en vis-à-vis sur un arrière-plan de grands arbres. En dessous avait été apposée la devise « Pluralité, Unité, Energie. » Le père capitaine tiqua immédiatement à sa lecture.

— Peu ordinaire…

— Tu n’es pas le premier à le relever. On dirait une devise du Génie, non ?

— Plutôt du Département des Sciences Appliquées Romaines. Les concepteurs des mantes ont une appétence certaine pour tout ce qui relève du cabalistique.

— C’est toi le séminariste.

— Ce qui ne fait pas de moi quelqu’un dans le secret des desseins de Sa Sainteté. Rome sait y faire pour compartimenter.

— Bref… Et sinon, la rumeur dit vrai ? Tu L’as rencontré ? demanda Jouvet avec une curiosité enfantine.

— Non. (Son vis-à-vis sembla sincèrement déçu.) J’ai eu affaire à un des Archontes Polémarques, ce n’est déjà pas si mal.

— Laisse-moi deviner… Bilget ? Le bourreau de Jérusalem ?

Faure acquiesça, et l’autre poussa un long sifflement admiratif.

— Tu sais comme moi que Sa Sainteté est discrète.

— N’empêche… Si tu L’avais vu, peut-être…

— Ne rêve pas Jouvet.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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