XVII – L’archonte polémarque – Fragment 1
Le spectacle était ahurissant, gonflé d’une telle emphase que Faure sut d’emblée que ces machines n’avaient plus grand-chose à voir avec les abatteuses d’ordre qu’il avait cru pouvoir configurer précédemment. Les six mantes l’attendaient, disposées en faisceaux, donnant l’impression de rendre les honneurs. Mais Faure ne crut pas un seul instant que cette formation pouvait s’interpréter comme une mise à disposition. Faction humaine, faction artificielle. Le divorce n’était pas consommé, mais les machines revendiquaient muettement le principe d’autonomie (d’indépendance) qui les avait toujours caractérisées sans que personne ne les eût prises au sérieux. Devant lui, l’IA s’affirmait muettement. Une entité, et non une créature, qui n’obéissait aux ordres de personne. Une entité avec laquelle une alliance, sinon un mariage, était possible, si tant est qu’elle reconnût sa moitié comme un partenaire digne d’intérêt. Le soin avec lequel elle s’était fait passer pour une machine idiote était tout bonnement incroyable. Qu’elle eût été capable d’avoir berné les spécialistes en cybernétiques (et d’avoir faussé les tests de Turing, du plus basique au plus complexe) relevait d’une stratégie à long terme à l’ingéniosité sidérante, dont les objectifs restaient forcément obscurs au regard de sa supériorité sur la race humaine. Pourtant il avait bien fallu qu’un homme leur eût permis cet entrisme. Impossible de tout expliquer par une volonté d’hégémonie militaire. Quels desseins partagés alors ?
Lorsqu’il s’approcha des faisceaux, il sentit son esprit fourmiller, une sensation de bruit naissant, et réalisa qu’il n’aurait pas besoin de se connecter pour établir la communication. Il n’en avait sans doute jamais eu besoin, sauf si l’IA voulait se dissimuler derrière son aspect de système.
— Andriana, ôtez-moi d’un doute s’il-vous-plaît…
N’entendant pas de réponse, il se retourna et vit la jeune femme maintenir une distance de sécurité très prudente. Sa curiosité semblait très tempérée à présent.
— Vous ne craignez rien, la rassura-t-il.
— Vous en êtes certain ? Lorsqu’elles se sont éveillées, elles paraissaient bien moins… impressionnantes. On aurait alors dit des enfants sortant de la sieste pour jouer.
— Il fallait bien qu’elle vous mette en confiance.
— Faure, s’émut-elle, vous en parlez comme si…
— Ne vous arrêtez pas à l’aspect robotique. C’est un déguisement commode. Rappelez-vous, une IA… Je répète, ôtez-moi d’un doute, l’une d’elles m’a-t-elle approché pendant que j’étais plus ou moins inconscient ?
— Non. Jamais. Je suis restée vous veiller la plupart du temps. De toute façon, même les plus petites ne pourraient pas rentrer dans la tente. Pourquoi vous me demandez ça ?
— Je ne suis pas entièrement sûr…
Il fit deux pas en avant, accrochant les organes de vision des deux mantes femelles qui ne lui rendirent qu’une indifférence polie. Tour à tour statufiées ou frottant leurs ravisseuses l’une contre l’autre, les mantes ressemblaient davantage à une version géante de l’insecte éponyme qu’à une machine de guerre. L’illusion ne convainquit pas Faure. Un nouveau tour de passe-passe.
— Apprenez-moi. (Une pause.) Enseignez-moi, s’il-vous-plaît.
Les mantes ne se défirent pas de leur comportement d’insectes prédateurs, mais Faure savait que ce n’était qu’une question de temps. Et lorsque la voix coutumière résonna, il sut qu’il ne s’était pas trompé.
Bienvenue en ma demeure, Père Capitaine. Rejoignez-moi.
— Oh Mon Dieu, Faure, s’exclama Andriana avec une ferveur quasi religieuse. Je l’entends ! Je l’entends !
— Je vous rejoins, répondit Faure. Voyez-vous un inconvénient à ce que mon lieutenant assiste à nos échanges ?
Elle restera spectatrice, sans intervenir.
— Andriana, c’est bon pour vous ? fit-il.
— Je ne vous dérangerai pas. Mon Dieu…
Nouvelle crise de frénésie. Sa réaction l’inquiétait.
— Je vais devoir vous laisser seule un moment, Andriana. Ne craignez rien.
— Mais je n’ai pas peur, s’insurgea-t-elle.
— Je sais. Nous nous revoyons bientôt.
Il ferma les yeux pour se concentrer.
— Je vous rejoins. Je crois savoir que je n’ai pas besoin de parler pour que vous compreniez, mais permettez-moi de poursuivre ainsi.
Qu’il en soit ainsi. Vous apprendrez à évoluer quand vous aurez fait abstraction de votre nombre étriqué de dimensions. Je vous apprendrai.
— Qu’est-ce qui nous distingue ?
4 dimensions inamovibles pour vous. N dimensions pour moi.
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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