XV – « Protéger le fret et assurer la cession. » – Fragment 1
Après avoir cherché ses mots durant de longues minutes, Faure crut qu’il ne parviendrait jamais à partager son expérience. Lorsqu’il renonça à vouloir expliquer chronologiquement et rationnellement ce qui lui était arrivé, il ne put tout simplement plus s’arrêter de parler. Il parla de la mante pétrifiée, des animaux transformés, des bosquets aux formes ambiguës, et finit sur les phénomènes spécifiques aux confins. Durant tout ce temps, Andriana ne lui posa pas la moindre question, ne l’interrompant jamais, et l’encouragea à poursuivre chaque fois qu’il peinait à mettre des mots sur ce qu’il avait vu. Enfin il se tut. Tant restait à dire, mais une majeure partie était impropre à traduire en un langage aussi simple que celui de l’être humain. Il lui fallait vivre avec cette masse encombrante de données que son esprit ne parvenait pas à traiter, l’accepter ou l’oublier, mais il y répugnait car il avait peur de l’oubli.
— Que pensez-vous avoir vu? lui demanda finalement Andriana.
— Je ne sais pas vraiment.
— C’est faux, le corrigea-t-elle. Mon lieutenant était comme vous, il refusait de croire en l’évidence. On ne peut pas vivre ainsi. Vous voulez quoi, Faure ? Vous prononcer en dépit de l’énormité… cosmologique de cette chose ou faire comme si de rien n’était ? Dans le second cas, ce n’est qu’une question de temps avant que vous avaliez le canon de votre fusil. Mornar en est le triste exemple.
— Andriana…
— Oui ?
— Je ne veux pas ramener cela chez moi.
— Je suis désolée, Faure, fit-elle conciliante. Mais vous allez le ramener chez vous et le porter tout le reste de votre vie. J’ai même bien peur que dans le pire des cas, une partie de vous cherche à le revivre jusqu’à votre mort.
— Comment est-ce possible ?
— Il s’agit d’une merveille, mettez des majuscules pour souligner sa singularité si vous le voulez, d’une enchanteresse. Elle s’impose à l’esprit avec violence ou non. Mais elle s’impose. Vous ne la chasserez pas en l’ignorant. Vous vivrez avec. Il ne tient qu’à vous d’en être grandi. Maintenant, que pensez-vous avoir vu ? Commencez dans l’ordre que vous voulez.
— J’ai peur d’avoir retrouvé nos hommes.
Et il lui raconta une fois encore comment il avait été appelé dans la clairière par les oiseaux qui chantaient à l’unisson un requiem pour y découvrir des buissons, s’il fallait appeler un chat un chat, aux formes humaines.
— Non, fit catégoriquement Andriana. Ce n’était pas un cimetière ou un mausolée ou une subsistance. Non, définitivement non.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? fit-il surpris.
— La forêt cherche à convertir, entendez par là qu’elle cherche à vous faire épouser ses réalisations. Vous avez vu les animaux. Elle leur a donné la lumière, elle n’a pas touché au principe de vie qui les anime. Elle métisse, elle métamorphose, elle peut sans doute assimiler, mais elle n’abroge pas. Ce spectacle quelque peu mortifère est sans doute l’une de vos émanations à moins qu’il s’agisse de celle de Mornar, mais j’en doute.
— Je ne comprends pas…
— Elle a fait chanter aux oiseaux la messe des morts, Faure. Elle honore nos disparus. Rien ne se perd, rien ne se créée, tout se transforme.
— On peut en reparler de la loi de conservation de la masse. Je vous ai parlé des phénomènes propres aux confins…
— Oui, vous m’en avez parlé. Je suppose que vous évoquez les symétriades et les mimoïdes, répondit-elle avec un sourire malin.
— …
— J’emploie ici les termes qu’un auteur de science-fiction avait employé pour décrire des phénomènes hm… qu’il serait abusif de qualifier de similaire.
— Je vois très bien de qui vous parlez. Vous avez lu Solaris ? demanda-t-il avant de piquer un fard, conscient de l’énormité de la révélation qu’il venait de faire.
— Tranquillisez-vous, Faure. A Madagascar, nous étions peu familiers avec le culte de la délation. J’ai été élevée avec l’idée que lire un livre était un chemin vers l’élévation et non une hérésie.
— L’index nous le défend…
— L’index est une abomination, répondit-elle avec beaucoup de tranquillité. La connaissance est source d’humanisme et d’humilité. Ne faites pas cette tête. Il est des endroits où la géosphère se montre moins regardante que d’autres, même si elle est indubitablement omniprésente. J’ai passé les dix-sept premières années de ma vie sous un flot constant d’évangélisations romaines. Pour autant, mes prières n’ont jamais été exaucées, et croyez-moi elles n’avaient rien d’extravagant. Je ne sais même pas si l’index existe. Peut-être s’agit-il d’un verrou mis en place par le Ministère de l’Instruction Romain. Alors oui, j’ai lu Lem, comme vous. Et j’en ai lu bien d’autres, comme vous. Et je ne crois pas avoir fait obstacle à ma foi, comme vous, non ?
La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.
Le Cercle des Illuminés
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