— Qui commandait à ce moment-là ?

— Personne.

— En tant que sous-lieutenant, vous étiez la plus gradée et donc vous auriez dû prendre en charge le commandement.

— Parce que vous croyez que je ne le sais pas ? (Sa voix se teinta d’une vertueuse indignation.) Ne venez pas me dire ce que j’aurais dû faire ! Je ne me suis pas dérobée à mes obligations. J’étais seule, je prodiguais des soins toute la journée au lieutenant, je le lavais et je le veillais la nuit. J’essayais de maintenir la cohésion du groupe. Pas moyen. Les hommes étaient dans une sorte d’état second. Vous ne pouviez pas leur parler, ils étaient ailleurs ! Chaque matin, chaque soir, à l’appel, je découvrais qu’il en manquait.

— Pourquoi alors ne pas avoir envoyé une demande d’assistance ?

— Mornar. Dans ses moments de lucidité, il m’a ordonné d’attendre.

— Pas logique.

— Je suis d’accord. Mais il était catastrophé par la situation que je lui transmettais lors de mes rapports quotidiens. Pas assez fort comme terme d’ailleurs, il était anéanti à l’idée de perdre ses hommes et d’être incapable de faire face. Rongé par la culpabilité. Il les connaissait depuis longtemps, vous comprenez. Le chef, il s’occupe de ses hommes. Vous devez comprendre. (Faure hocha la tête.) Si vous n’êtes pas capable de le faire, c’est que vous êtes un moins que rien. A T + 45, il ne restait plus qu’une poignée d’hommes dans le camp. Le lieutenant allait un peu mieux. Il n’avait plus de fièvre et était capable de se redresser, mais il était encore trop faible pour se lever.  A T + 50, nous n’étions plus que tous les deux. T + 51, le lieutenant est sorti de sa tente. Il était blanc comme un os, mais ça allait. Il a fait le tour du camp sans rien dire, puis il est monté seul au Golgotha. C’est le nom qu’ont donné les hommes à la clairière où s’est… figée la mante. Il n’y est pas resté longtemps et, quand il est revenu, il m’a demandé de le laisser seul un instant et est allé s’isoler dans sa tente. C’est là qu’il a envoyé le SOS. J’aurais dû me douter de quelque chose, mais… J’ai entendu le coup de feu, je me suis précipitée ; il n’y avait plus rien à faire…

— Vous l’avez identifié ? Vous êtes certaine que c’était le lieutenant Mornar, et pas un autre homme ?

— Je l’ai identifié à ses tatouages. Vous savez bien ce qui reste de la boite crânienne après un tir à bout touchant avec des fléchettes : pas grand-chose. Mais c’était lui indiscutablement.

— Et vous dites que vous avez passé les quatre derniers mois seule.

— C’est ça.

— Mon ordre de mission, consécutif au SOS reçu, date de moins de vingt-quatre heures. Comment expliquez-vous cela ?

— Un glissement de temps, répondit-elle sans la moindre hésitation. C’est bien le moindre des phénomènes dont cette forêt est capable.

— Un glissement de temps, sérieusement ? fit Faure sans dissimuler son ironie.

Le regard d’Andriana se durcit. Sans un mot, elle se récupéra un sac derrière elle et déversa son contenu sur le sol, laissant s’échapper une masse de petits cheveux noirs.

— Je vous fais grâce du reste de ma pilosité. Sachez simplement qu’au cours des dernières « vingt-quatre heures », je me suis rasé la tête plus d’une quinzaine de fois. Le père capitaine fit la moue, incapable de cacher son scepticisme.

— Comment avez-vous fait pour survivre alors ? Vous devez avoir épuisé les rations depuis longtemps.

— Elles sont épuisées depuis longtemps, en effet. Grâce à Dieu, le médipack m’a permis d’analyser les fruits issus de la forêt. On est en terrain inconnu, mais certains sont comestibles. Très nutritifs même. Non loin de là, se trouve un grand arbre produisant des fruits très semblables à ceux de l’arbre à saucisses. Le ratio protéines/glucides/lipides, ainsi que sa haute teneur en vitamines, sont presque idéaux. Pas mauvais en plus, ça a le goût de soupe à la patate douce et au poulet. Vous vous y ferez, même si c’est lassant de toujours manger la même chose. A côté, on trouve une source limpide. Les analyses disent qu’elle est pure, mais je fais bouillir l’eau pour plus de sécurité.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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