— Le Behemoth ne reste jamais au même endroit, question de sécurité, fit Tovac. Quadriller la ville permet de scinder les ententes territoriales et de multiplier les opérations de renseignement.

Faure hocha la tête. La sollicitude dont faisait preuve à son égard l’aide de camp lui parut soudainement suspecte. Sans lui dérouler le tapis rouge, il se montrait  d’une prévention touchant presque à l’obséquiosité. Tout semblait fait pour ne pas lui laisser le moindre espace de liberté et l’inciter à uniformiser sa façon de penser. Craignaient-ils qu’il allât cafter leurs agissements à l’archonte Bilget ? Probablement. Faure était prêt à parier que les soutes du Behemoth devaient disposer d’un complexe de salles d’interrogatoire spéciales et que les rapports de mission étaient loin d’être exhaustifs, si tant est qu’il y en avait. Il laissa Tovac babiller tout son soûl, opinant du chef de temps à autre, et se concentra sur les écrans de contrôle du blindé. Exception faite de quelques regards hostiles au passage du véhicule, chacun vaquait à ces occupations, comme si le pays n’était pas déchiré par une énième guerre fratricide. Les commerçants itinérants vendaient leurs produits, pour la plupart issus du marché noir, et nombreux étaient les acheteurs à repartir les mains vides après avoir âprement marchandé. Les murs encore debout étaient couverts de messages incompréhensibles en kinyarwanda dont la graphie témoignait d’une haine inextinguible ; d’autres, en anglais, s’adressaient directement à l’occupant européen en termes peu amènes. Plus loin, son regard fut attiré par un étrange dessin réalisé en rouge et blanc qui évoquait une forme serpentine sommaire. La réalisation, sans être bâclée, attestait une précipitation, comme si son exécutant forçait la légitimité de ce qui était admis dans ce pays. Faure vit un dessin identique quelques centaines de mètres plus loin, puis un autre.

— Des vévés, fit Tovac. Avant que la grêle ne commence à tomber, c’est de ça dont je voulais te parler.

— Des « vévés » ?

— Des symboles cabalistiques. Compliqué à expliquer. En gros, c’est une marque d’allégeance à Mami Wata, une sorcière. C’est un culte tout à fait marginal, presque exclusivement féminin. Il fait l’objet d’une discrimination sévère en dépit de la tradition. J’ai entendu parler de camps de concentration où les adeptes étaient enfermées. Elles sont accusées, entre autres maux tous plus fantasques les uns que les autres, d’être des mangeuses d’âmes…

— « Camp de concentration », vraiment ?

— On sait tous les deux ce qu’il en est.

— Une constante, ce sont toujours les femmes qui trinquent.

— Deux fois plus, au minimum.

— Je n’en avais pas entendu parler. Quelle est la position de Sa Sainteté ?

— Il s’y intéresse en ethnologue et nous a demandé de faire notre possible pour limiter les persécutions. Concrètement, on ne fait rien du tout. Les moyens nous manquent et il ne s’agit pas d’une mission prioritaire. Dis-toi bien que tu ne pourras pas sauver tout le monde, Faure.

Mais il n’écoutait plus, le regard rivé sur l’écran. Alors que le blindé s’engageait dans une avenue, il vit une fillette d’une dizaine d’années, craies en main, jetant nerveusement des coups d’œil autour d’elle, tandis qu’elle réalisait avec hâte un nouveau vévé. Cette fois, elle joua de malchance, et un homme l’interpella violemment. Un attroupement se forma presque aussitôt autour d’elle, et les coups commencèrent à pleuvoir sur l’enfant. Faure avait déjà vécu pareille situation en opex. La dernière fois, en stricte infériorité numérique, lui et les deux hommes qui l’accompagnaient avaient dû assister à un lynchage sans qu’il leur fût donné de s’interposer. Conscient de commettre une imprudence injustifiable, il déverrouilla la porte arrière du blindé et sauta, ignorant les alarmes qui se mirent aussitôt à retentir. Courant vers l’attroupement, il maudit sa précipitation qui l’avait conduit à laisser son casque lourd et le fusil. Incapable d’en imposer sérieusement à la foule en colère, il devait faire vite pour exfiltrer la fillette sans se faire blesser. Quelques coups de feu tirés en l’air clairsema la foule, ce qui lui laissa le temps de se frayer un chemin à travers les émeutiers et d’agripper la petite qui saignait déjà du nez et de la bouche. Faisant rempart de son corps, il leur hurla de reculer, braquant successivement les visages haineux, repoussant encore le moment où il devrait faire feu. Mais la foule grossissante était impossible à contenir, et il se retrouva bientôt dos au mur, prêt à subir à son tour sa colère, et les premières pierres commencèrent à s’écraser autour de lui. Il perçut un éclair métallique sur sa gauche, une machette levée, et tira sans réfléchir, provoquant une brève reculade avant qu’une pierre de la taille d’un œuf s’écrasât au dessus de son œil droit, manquant l’assommer. Derrière lui, la fillette glapissait de terreur, réalisant que son sauveur ne lui serait d’aucune aide. Puis, alors qu’ils allaient se faire submerger par le nombre, un sifflement lancinant se fit entendre, augmentant en intensité jusqu’à devenir intolérable. Réagissant instinctivement, les émeutiers se bouchèrent les oreilles, d’autres levèrent les mains en signe de reddition. Résistant à ce que lui dictait son organisme, Faure entraîna la fillette au sol et la força à s’aplatir, procédure standard en cas de pulsations soniques. Et une mante se matérialisa autour d’eux, comme si elle émergeait du néant.

La lumière vacille. Le fragment suivant commence dans l’ombre.

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